Les déclarations interprétatives sont-elles les instruments les mieux à même de lever les incertitudes ? L’exemple du TBI Colombie-France et de l’ALE Colombie-Israël

Le contexte : l’examen constitutionnel et les accords internationaux d’investissement

D’après la Constitution de la Colombie, la Cour constitutionnelle évalue la constitutionnalité de tous les traités internationaux après leur signature, et avant leur ratification. Aussi, si la Cour détermine que l’ensemble du traité, ou l’une de ses dispositions, est contraire à la Constitution, celui-ci ne peut entrer en vigueur dans sa totalité[1]. En 2019, la Cour constitutionnelle colombienne a rendu les décisions C-252[2] et C-254[3], portant respectivement sur le TBI signé avec la France en 2014, et sur l’ALE signé avec Israël en 2013[4].

Ces deux sentences sont considérées comme des décisions historiques[5], pour trois grandes raisons. D’abord, la Cour considérait qu’il y avait suffisamment d’arguments en faveur de l’abandon de la norme laxiste d’examen qui a caractérisé le contrôle constitutionnel des précédents AII, et pour l’adoption d’une norme d’examen plus stricte, permettant d’évaluer le caractère raisonnable des traités[6]. Ensuite, la Cour s’est appuyée sur des sentences arbitrales pour bien comprendre la portée et le contenu de chaque disposition. Et troisièmement, pour la première fois, la Cour a conditionné la constitutionnalité de plusieurs dispositions à la publication de déclarations interprétatives conjointes clarifiant la portée et le contenu. Toutefois, la méthodologie utilisée par la Cour a suscité diverses préoccupations[7], notamment quant au fait de déterminer si les déclarations interprétatives sont des outils appropriés au titre du droit international pour répondre aux préoccupations constitutionnelles de la Cour.

Les déclarations interprétatives conjointes

Dans sa décision C-252 (sur le TBI Colombie-France), la Cour constitutionnelle considérait que plusieurs dispositions du traité admettaient des interprétations contraires à la Constitution, et notamment aux principes d’égalité, de certitude juridique et de souveraineté nationale, d’une part, et affectaient les compétences des autorités nationales, d’autre part. Aussi, par le biais des interprétations conjointes, la Cour cherchait à (i) empêcher d’accorder un meilleur traitement aux investisseurs étrangers qu’aux nationaux, (ii) clarifier certains éléments flous de la disposition TJE, et (iii) à définir la portée et le contenu d’expressions telles que « entre autres », « traitement », « dans des circonstances similaires », « attentes légitimes » et « nécessaire et proportionnée »[8], incluses dans les dispositions NPF, TJE et sur l’expropriation indirecte du TBI[9]. Suite à cette décision, la Colombie et la France ont signé le 5 août 2020 une déclaration interprétative conjointe, dont nous reproduisons ci-après les principales dispositions :

1. « L’Accord ne donne lieu à aucun traitement de faveur injustifié pour les investisseurs étrangers par rapport aux investisseurs nationaux ».

4. « Les attentes légitimes […] désignent les déclarations spécifiques qu’une Partie contractante formule à un investisseur en vue d’encourager un investissement, qui ont créé une attente raisonnable ayant motivé la décision de l’investisseur d’effectuer ou de maintenir son investissement, mais auxquelles la Partie contractante concernée n’a pas donné suite ».

6. « Sans préjudice du paragraphe 4 de l’article 5 de l’Accord, les obligations de fond contenues dans d’autres [AII] et dans d’autres accords commerciaux conclus par les Parties contractantes ne constituent pas en elles-mêmes un « traitement » dans le cadre du principe de la nation la plus favorisée au sens de l’article 5 de l’Accord, et ne peuvent donc pas donner lieu à une violation dudit article […] ».

7. « Il est décidé si une mesure adoptée par une Partie contractante est nécessaire et proportionnée […] grâce à une analyse au cas par cas prenant en considération l’existence de solutions alternatives appropriées raisonnablement disponibles au regard des circonstances et les liens raisonnables de proportionnalité entre les moyens employés et l’importance du but poursuivi. Il est entendu qu’une mesure n’a pas à être la seule option disponible pour être considérée comme nécessaire et qu’elle n’est pas proportionnée lorsque son effet est si grave par rapport à son but qu’elle semble manifestement excessive »[10].

S’agissant de l’ALE avec Israël, la Cour constitutionnelle a suivi la même norme d’examen fixée par la sentence sur le TBI Colombie-France (C-252). Elle objecta à certaines dispositions spécifiques du chapitre sur l’investissement en citant directement certains des arguments de la décision C-252 et en demandant aux gouvernements d’émettre des déclarations interprétatives conjointes. Suite à cette sentence, Israël et la Colombie ont convenu d’une déclaration interprétative conjointe négociée en avril et mai 2020.

Les paragraphes 1 et 2 de cette déclaration sont similaires aux paragraphes 1 et 6 de la déclaration conjointe sur le TBI Colombie-France, respectivement[11]. En outre, la déclaration aborde l’expression « attentes raisonnables » en établissant que :

  1. « L’évaluation du caractère raisonnable d’une attente dépend de facteurs tels que la question de savoir si le gouvernement a donné à l’investisseur des garanties contraignantes écrites, la nature et l’extension des réglementations gouvernementales ou l’éventuelle réglementation gouvernementale dans le secteur concerné »[12].

Les déclarations interprétatives conjointes à la lumière des sentences C-252 et C-254, et du droit public international : des amendements plutôt que des interprétations ?

La décision de la Cour de demander les déclarations interprétatives conjointes peut s’expliquer par le fait que les Accords internationaux d’investissement (AII) sont cryptés. Le terme « cryptage » a précédemment été utilisé pour décrire la « relation dialectique de technicités et d’imprécision » qui caractérise le DII, notamment les AII et les sentences, et qui empêche la participation du public et la responsabilité publique[13].

L’on peut cependant douter de la capacité des déclarations interprétatives de décrypter effectivement les traités et de résoudre pleinement certaines des préoccupations mises en avant par la Cour constitutionnelle. Par exemple, le paragraphe 1 de la déclaration portant sur le TBI Colombie-France, qui cherche à prévenir le traitement de faveur « injustifié » accordé aux investisseurs étrangers par rapport aux investisseurs nationaux, ne résout pas le problème effectivement, puisque le terme « injustifié » n’est pas défini par la sentence C-252 ou par la déclaration interprétative. Toutefois, le TBI lui-même, qui fait maintenant partie de l’ordre juridique colombien, pourrait être considéré tant par les autorités nationales que par les tribunaux arbitraux comme justifiant le traitement plus favorable des investisseurs étrangers par rapport aux investisseurs nationaux.

D’autres dispositions n’améliorent pas cette ambigüité, et dans certains cas, l’exacerbent même. Par exemple, le paragraphe 4 de la déclaration portant sur le TBI Colombie-France est circulaire puisqu’il définit les « attentes légitimes » en faisant référence aux « attentes raisonnables ». De même, le paragraphe 3 de la déclaration portant sur l’ALE avec Israël ne définit pas correctement « les attentes raisonnables » puisqu’il inclut l’expression « tel que » avant de mentionner les actes de l’État qui créeraient ces mêmes attentes. Cette expression ouvre la possibilité que d’autres actes de l’État, qui ne sont pas mentionnés dans la déclaration interprétative, soient considérés comme créant également des attentes raisonnables.

Par ailleurs, compte tenu du libellé exact des conditions imposées aux traités par la Cour, certaines préoccupations portaient sur la nature des déclarations sous-jacentes requises par la Cour constitutionnelle. Il s’agissait spécifiquement de déterminer si certaines des demandes formulées par la Cour et incluses dans les déclarations interprétatives conjointes, constituaient des modifications substantielles des traités équivalant à un amendement, plutôt que de simples interprétations de l’instrument juridique. S’il s’agit d’un amendement, les termes des traités devraient être renégociés[14], ou même faire l’objet de réserves[15], indépendamment de leur nature bilatérale.

Si le Guide de la pratique sur les réserves aux traités de 2011 de la CDI indique que l’interprétation d’un traité bilatéral par l’une des parties et acceptée par l’autre partie « constitue une interprétation authentique de ce traité »[16], les Projets de conclusion sur les accords et la pratique ultérieurs dans le contexte de l’interprétation des traités de 2013 de la CDI indiquent que les accords ultérieurs sur le sens attribué à un traité par les parties sont « un moyen d’interprétation authentique »[17] qui n’est pas « nécessairement concluant ou juridiquement contraignant »[18], par opposition à une « interprétation authentique »[19]. D’où l’importance cruciale de la distinction entre interprétation et amendement du traité. Le choix de l’un ou de l’autre peut produire des effets à l’échelon international, puisque les tribunaux donneront aux déclarations un poids différend en fonction de leur nature. Par ailleurs, cela aura un effet sur la constitution à l’échelon national puisque, si la déclaration conjointe constitue un amendement, elle devra passer par le même processus de ratification qu’un traité. Il vaut la peine de rappeler que l’acceptation par les tribunaux arbitraux de l’interprétation de la Commission de libre-échange de l’ALENA visant à limiter la portée de la norme minimale de traitement dépendait principalement de son statut d’interprétation raisonnable ou d’amendement, ce dernier étant largement ignoré[20].

Conclusion

Des points de vue constitutionnel et international, il semble que les déclarations interprétatives conjointes sur les deux traités ne suffisent pas à surmonter le cryptage et l’incertitude du DII. Si la Cour constitutionnelle avait raison de mener un examen plus strict du caractère constitutionnel des traités discutés ici, les moyens les plus appropriés de les mettre en œuvre n’ont pas encore été identifiés.


Auteurs

Carolina Olarte-Bacares est Doyenne de la faculté de droit de l’Université pontificale Javeriana (Bogota, Colombie). Elle détient un doctorat en droit de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (France).

Enrique Prieto-Rios est Professeur associé, Directeur du groupe de recherche sur le droit international et Directeur de recherche de la faculté de droit de l’Université du Rosaire (Bogota, Colombie). Il détient un doctorat en droit de Birkbeck – Université de Londres.

Juan P. Pontón-Serra est chercheur junior à la faculté de droit de l’Université du Rosaire. Il détient un diplôme de troisième cycle de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.


Notes

[1] “Constitución Política de Colombia” (1991) art. 141(10) ; le texte original de la Constitution en espagnol est disponible sur http://www.secretariasenado.gov.co/senado/basedoc/constitucion_politica_1991.html.

[2] Pour une analyse plus détaillée de la décision C-252, voir Federico Suárez Ricaurte, « La sentence C-252 de 2019 de la Cour constitutionnelle colombienne : revirement jurisprudentiel dans le contrôle des TBI », IISD, Investment Treaty News (blog), 19 septembre 2019, https://www.iisd.org/ITN/2019/09/19/judgment-c-252-of-2019-of-the-constitutional-court-of-colombia-change-of-precedent-on-the-control-of-bits-federico-suarez-ricaurte/ ; la décision originale en espagnol est disponible sur https://www.corteconstitucional.gov.co/relatoria/2019/c-252-19.htm

[3] La décision C-254 originale en espagnol est disponible sur https://www.corteconstitucional.gov.co/relatoria/2019/C-254-19.htm

[4] Cour constitutionnelle de Colombie, sentence C-252 de 2019 (Juge rapporteur : Carlos Bernal Pulido, 6 juin 2019) ;est disponible sur https://www.corteconstitucional.gov.co/relatoria/2019/c-252-19.htm Cour constitutionnelle de Colombie, sentence C-254 de 2019 (Juge rapporteur : José Fernando Reyes Cuartas, 6 juin 2019). est disponible sur https://www.corteconstitucional.gov.co/relatoria/2019/C-254-19.htm

[5] Rafael Tamayo-Alvarez, “Constitutionality of the Colombia-France Bilateral Investment Treaty,” American Journal of International Law 114, no. 3 (2020): 475.

[6] D’après la décision C-252, cela implique d’analyser (i) la légitimité des objectifs du traité et de ses dispositions, et (ii) le caractère approprié des mesures du traité pour atteindre ces objectifs (décision C-252 de 2019, para. 65).

[7] Alejandro Linares Cantillo, Clarification du vote et vote divergent partiel dans la décision C-252/19 (6 juin 2019) ; Diana Fajardo Rivera, Opinion divergente partielle dans la décision C-252/19 (6 juin 2019) ; Eduardo Zuleta et María Camila Rincón, “Colombia’s Constitutional Court Conditions Ratification of the Colombia-France BIT to the Interpretation of Several Provisions of the Treaty,” Wolters Kluwer, Kluwer Arbitration Blog (blog), 4 juillet 2019, http://arbitrationblog.kluwerarbitration.com/2019/07/04/colombias-constitutional-court-conditions-ratification-of-the-colombia-france-bit-to-the-interpretation-of-several-provisions-of-the-treaty/ ; Rafael Tamayo-Alvarez, “Constitutionality of the Colombia-France Bilateral Investment Treaty,” American Journal of International Law 114, no. 3 (2020): 471–78.

[8] Sentence C-252, supra note 6.

[9] Accord entre le Gouvernement de la République de Colombie et le Gouvernement de la République française sur l’encouragement et la protection réciproques des investissements » (2014) ; l’original en espagnol est disponible sur http://apw.cancilleria.gov.co/Tratados/adjuntosTratados/6F5A7_FRANCIA_B-ACUERDOFOMENTOYPROTECCIONINVERSIONES2014-TEXTO.PDF et en français sur https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf?id=q58LaTunlEa8KPC9V_dwn5amK3rPi_17RppCmjQKzcU=

[10] « Déclaration interprétative conjointe entre le Gouvernement de la République de Colombie et le Gouvernement de la République française portant sur l’Accord sur l’encouragement et la protection réciproques des investissements signé le 14 juillet 2014 » (2020). L’originale en espagnol est disponible sur http://apw.cancilleria.gov.co/Tratados/adjuntosTratados/17523_DECLARACI%c3%93N%20INTERPRETATIVA%20CONJUNTA%20APPRI%20FRANCIA.PDF et la version française ici.

[11] « Déclaration interprétative conjointe entre le Gouvernement de la République de Colombie et l’État d’Israël portant sur l’Accord de libre-échange entre la Colombie et Israël, signé le 30 septembre 2013 » (2020) (traduction officieuse de l’original en espagnol, disponible sur http://apw.cancilleria.gov.co/Tratados/adjuntosTratados/C7994_DECLARACIO%cc%81N%20INTERPRETATIVA%20CONJUNTA%20AL%20TLC%20CON%20ISRAEL.PDF).

[12] Déclaration interprétative conjointe, supra note 10, para. 3.

[13] Enrique Prieto-Ríos, “Encrypted International Investment Law in the Age of Neo-Colonialism,” dans Decrypting Power, ed. Ricardo Sanín-Restrepo (Rowman & Littlefield Publishers, 2018).

[14] Zuleta et Rincón, supra note 7.

[15] Linares Catillo, supra note 7.

[16] Assemblée générale, « Les réserves aux traités. Texte et titre des projets de directives constituant le Guide de la pratique sur les réserves aux traités, tels que finalisés par le Groupe de travail sur les réserves aux traités, du 26 au 29 avril et les 4, 5, 6, 10, 11, 12, 17 et 18 mai 2011 », A/CN.4/L.779 (2011), directive 1.6.3.

[17] Assemblée générale, « Les accords et la pratique ultérieurs dans le contexte de l’interprétation des traités. Texte des projets de conclusion 1 à 5 adoptés provisoirement par le Comité de rédaction à la soixante-cinquième session de la Commission du droit international. 6 mai-7 juin et 8 juillet-9 août 2013 », A/CN.4/L.813 (2013), projet de conclusion 4.

[18] Assemblée générale, « Projet de rapport de la commission du droit international sur les travaux de sa soixante-cinquième session. Accords et pratiques ultérieurs dans le contexte de l’interprétation des traités », A/CN.4/L.819/Add.1 (2013).

[19] David Gaukrodger, “The Legal Framework Applicable to Joint Interpretive Agreements of Investment Treaties,” Documents de travail de l’OCDE sur l’investissement international, 10 février 2016, https://doi.org/10.1787/5jm3xgt6f29w-en.

[20] Voir par exemple Charles H. II Brower, “Why the FTC Notes of Interpretation Constitute a Partial Amendment of NAFTA Article 1105,” Virginia Journal of International Law 46, no. 2 (2005): 349.