Le retour du filtrage des investissements en tant qu’outil politique

L’une des tendances de la politique de l’investissement les plus surprenantes de cette dernière décennie concerne l’usage croissant du filtrage des investissements en tant qu’outil politique, notamment dans les économies développées. Un exemple récent est le nouveau cadre de l’UE pour le filtrage des investissements, entré en vigueur le 11 octobre 2020. L’UE envisage un réseau comprenant des mécanismes nationaux de filtrage des investissements dans chaque État membre de l’UE[1]. Le règlement de l’UE portant création du cadre prévoit un dispositif de coordination et d’échange d’information entre les États membres, ainsi qu’un processus au titre duquel la Commission européenne ou d’autres États membres peuvent formuler des commentaires sur un investissement faisant l’objet d’un filtrage dans un État membre[2]. Plusieurs autres pays ont adopté ou renforcé leurs prescriptions relatives au filtrage des investissements, notamment l’Australie, le Canada, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni [3]. Bien que cette tendance précède la crise déclenchée par la Covid-19, elle s’est accélérée en réponse aux nouvelles préoccupations relatives à l’investissement étranger au regard de la pandémie.

Aux fins du présent article, le filtrage des investissement désigne les prescriptions au titre de la loi du pays d’accueil obligeant les investisseurs étrangers à obtenir une approbation avant (ou au moment) de réaliser un nouvel investissement, ainsi que les mécanismes institutionnels connexes permettant d’obtenir ou d’octroyer une telle approbation. À l’inverse des autres approbations réglementaires éventuellement requises pour mener à bien un projet d’investissement, telles qu’un permis de construire ou un minier, le filtrage des investissements porte sur le droit d’entrée d’un nouvel investissement étranger. Le filtrage des investissements implique souvent l’évaluation des propositions d’investissements au regard de critères abstraits, tels que la « sécurité nationale » ou « l’intérêt national »[4]. Le cadre de l’UE prévoit le filtrage en lien avec « la sécurité et l’ordre public ».

Avant les années 1990, le filtrage des investissements était un outil politique largement utilisé par les pays en développement. Bon nombre de ces pays en développement a par la suite supprimé les prescriptions en matière de filtrage et d’approbation dans le cadre d’un changement politique général en faveur d’une plus grande ouverture à l’investissement étranger[5]. Par exemple, le début du processus d’industrialisation de la Corée du Sud était caractérisé par une attitude fortement restrictive de l’investissement étranger, reflétée dans un mécanisme intersectoriel de filtrage des investissements. La loi de promotion de l’investissement étranger de 1998 a mis fin à l’obligation pour tout nouvel investissement étranger de recevoir l’approbation du gouvernement[6].

Le retour du filtrage des investissement diffère de cette époque précédente dans le sens où les pays concernés affichent un degré plus important d’ouverture aux nouveaux investissements étrangers. Par exemple, la politique australienne en matière d’investissements, qui prévoit un cadre pour le filtrage des investissements par le Foreign Investment Review Board (agence d’examen de l’investissement étranger), commence en déclarant que « Le gouvernement australien accueille volontiers l’investissement étranger »[7]. D’après les informations publiques disponibles, il semble que seule une petite portion des investissements étrangers soit bloquée suite à ce filtrage[8]. (Il est également possible que d’éventuelles propositions d’investissement ne voient jamais le jour compte tenu du risque de blocage après filtrage). Cependant, le retour du filtrage des investissements démontre que les gouvernements jouent un rôle plus actif dans l’évaluation, au cas par cas, des coûts et des bénéfices des investissements étrangers, plutôt que d’assumer simplement que tout investissement étranger est nécessairement bénéfique.

Déclencheurs et critères politiques du filtrage des investissements

Il existe d’importantes différences dans la conception et le fonctionnement des mécanismes de filtrage des investissements entre les pays. Le présent article ne prétend pas proposer un examen complet de ces différents mécanismes[9]. Il est toutefois possible d’identifier deux éléments clés, communs à la plupart des mécanismes de filtrage des investissements.

Un premier élément clé est un ensemble de « déclencheurs » qui définit la portée du fonctionnement du mécanisme de filtrage. Un projet d’investissement correspondant à un déclencheur spécifique doit passer par la procédure de filtrage ; un projet d’investissement ne correspondant à aucun déclencheur peut généralement aller de l’avant sans être évalué ou approuvé au titre de la procédure de filtrage. Le deuxième élément clé sont les critères politiques au regard desquels le projet d’investissement relevant du mécanisme de filtrage doit être évalué, par exemple la « sécurité nationale » ou « les intérêts nationaux ». Il existe normalement un lien étroit entre ces deux éléments. Un projet d’investissement dans le secteur de la défense ou le secteur militaire déclenchera en principe un mécanisme de filtrage des investissements évaluant les investissements au regard de la sécurité nationale.

Une gamme variée de déclencheurs pour le filtrage des investissements

Différents mécanismes de filtrage des investissements ont différents ensembles de déclencheurs, qui fonctionnent souvent en combinaison. Les déclencheurs peuvent porter, entre autres, sur :

  • La valeur de l’investissement proposé ;
  • Le secteur dans lequel l’investissement proposé est réalisé ;
  • L’origine (le pays de provenance) de l’investissement proposé ;
  • Les caractéristiques de l’investisseur, notamment le fait de savoir si l’investisseur est une entreprise étatique ou une entité privée ;
  • Le type d’actifs acquis – par ex. achat de terres c. achat de parts dans une entreprise commerciale ; et
  • Dans le cas des investissements dans les entreprises commerciales :
    • Si l’investissement concerne l’acquisition d’une entreprise existante ou, alternativement, l’établissement d’une nouvelle entreprise ;
    • Le degré de propriété/de contrôle de l’entreprise en question, par ex. l’acquisition de parts représentant plus de 10 % peut exiger un filtrage ;
    • La part de marché d’un produit/service qui serait contrôlé par l’entreprise. (Ce facteur est particulièrement pertinent dans les mécanismes de filtrage des investissements qui incluent l’évaluation des investissements au regard de la politique de concurrence, comme c’est le cas au Royaume-Uni au titre de la Loi de 2002 sur les entreprises)[10].

 

L’ensemble de déclencheurs témoigne d’un ensemble d’hypothèses relatives aux risques associés à l’investissement étranger et intégrés dans le fonctionnement d’un mécanisme spécifique de filtrage. En général, les investissements dans les infrastructures essentielles dont une économie dépend, les investissements créant ou consolidant un pouvoir monopolistique, et les investissements réalisés par les sociétés d’État étrangères sont plus susceptibles de déclencher les mécanismes de filtrage des investissements.

Les critères politiques appliqués au filtrage des investissements

Il existe une distinction entre les mécanismes de filtrage des investissements qui mettent l’accent uniquement sur les considérations relatives à la sécurité nationale, comme c’est le cas des mécanismes des États-Unis, et ceux qui intègrent des préoccupations plus larges, comme c’est le cas du test de « l’intérêt national » appliqué par l’Australie, et du critère de « l’avantage net » appliqué au Canada[11]. Toutefois, cette distinction est moins précise depuis quelques années, du fait de l’adoption de conceptions de plus en plus larges de la sécurité nationale dans les pays où le filtrage est limité aux investissements touchant à la sécurité nationale.

Par exemple, en août 2018, le Congrès des États-Unis a adopté la Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA – Loi de modernisation de l’examen des risques associés aux investissements étrangers). Celle-ci porte sur le rôle du Committee on Foreign investment in the United States (CFIUS – le Comité des investissements étrangers aux États-Unis), c’est-à-dire le mécanisme étasunien de filtrage des investissements. La FIRRMA définit le mandat de base du CFIUS de la même manière que la loi précédente :

Le Comité des investissements étrangers aux États-Unis continue d’examiner les transactions afin de protéger la sécurité nationale et n’examine pas les questions relatives à l’intérêt national en l’absence d’un lien avec la sécurité nationale[12].

Mais la FIRRMA et ses règlements d’applications connexes modifient de façon significative la manière dont le CFIUS procède à son examen. D’abord, elle exige une déclaration obligatoire au CFIUS des investissements réalisés par une entité dans laquelle un gouvernement étranger détient un intérêt substantiel ou des investissements réalisés par un investisseur dans les industries « technologiques critiques » aux États-Unis[13]. Ensuite, elle confère au CFIUS des pouvoirs supplémentaires pour examiner les transactions impliquant une entreprise étasunienne qui « conserve ou recueille des données à caractère personnel sensibles »[14]. Ces changements combinés ont pour effet d’étendre significativement la conception de la sécurité nationale au-delà des préoccupations traditionnelles liées à l’investissement dans le secteur de la défense ou des infrastructures critiques. Des changements similaires sont à l’œuvre au Royaume-Uni au titre du projet de loi sur la sécurité nationale et l’investissement. Le gouvernement britannique mène actuellement une consultation sur l’extension des prescriptions liées à la notification des projets d’investissements étrangers dans toute une gamme de secteurs liés à la technologie, aux communications et aux « infrastructures des données ».

Développements supplémentaires en réponse à la pandémie de Covid-19

En mars 2020, la Commission européenne a adressé une communication formelle à ses États membres contenant de nouvelles orientations sur le filtrage des investissements à la lumière de la pandémie de Covid. Comme nous l’avons déjà mentionné, le règlement de l’UE sur le filtrage des investissements envisage l’examen des projets d’investissements étrangers par un réseau de mécanismes nationaux de filtrage au regard des critères politiques de « la sécurité ou l’ordre public ». Les orientations relatives à la Covid ne modifient pas officiellement ces critères, mais encourage plutôt les États membres à les interpréter plus largement, en tenant compte :

  • du risque que l’acquisition étrangère de capacités de soins de santé ou d’établissements de recherche médicale « [porte] atteinte à la capacité de l’UE à répondre aux besoins de ses citoyens en matière de santé » ; et
  • du risque de la vente d’actifs « sous-cotés » à des investisseurs étrangers au-delà des secteurs des soins de santé et de la recherche par des entreprises européennes connaissant des difficultés financières temporaires résultant de la pandémie[15].

 

Ces mêmes considérations sont reflétées dans les modifications apportées aux déclencheurs du filtrage des investissements dans plusieurs autres pays[16]. Par exemple, l’Australie a temporairement abaissé le seuil du déclencheur monétaire du filtrage à 0 AUD[17], compte tenu des préoccupations liées à la vente d’actifs dévalorisés aux acheteurs étrangers opportunistes[18]. Ainsi, tous les projets d’investissement étranger en Australie sont pour le moment assujettis au mécanisme de filtrage national. Indépendamment de ces changements, l’on ne sait pas avec certitude si des investissements étrangers en Australie ou ailleurs ont été bloqués en raison de considérations liées à la pandémie de la Covid-19.

Les conséquences

Le retour des mécanismes de filtrage des investissements a trois conséquences connexes. Premièrement, il témoigne d’un consensus croissant selon lequel tous les investissements étrangers ne sont pas tous bénéfiques. Plutôt que de chercher à maximiser la quantité d’investissements étrangers entrants, la politique de l’investissement devrait chercher à maximiser les bénéfices des investissements étrangers. Le filtrage des nouveaux investissements étrangers est l’un des moyens tirés de la boîte à outils politiques plus large permettant d’atteindre cet objectif.

La deuxième conséquence concerne l’importance pour les pays de conserver la marge de manœuvre politique nécessaire au titre des accords internationaux pour permettre le fonctionnement des mécanismes de filtrage des investissements. Plusieurs dispositions des traités d’investissement pourraient créer des conséquences juridiques pour le fonctionnement des mécanismes de filtrage, notamment :

  • Les dispositions sur le traitement national et la nation la plus favorisée, dans la mesure où ces dispositions du traité s’appliquent à la phase préétablissement.
  • L’interdiction de recourir aux prescriptions de résultats. De nombreux mécanismes de filtrage des investissements peuvent, en plus de bloquer les investissements étrangers, les approuver à titre conditionnel. Les conditions liées à l’approbation des investissements étrangers peuvent inclure des prescriptions relatives à la structure de gestion, à l’emploi et aux pratiques d’approvisionnement de l’investissement, entre autres. De telles dispositions sont potentiellement contraires aux larges interdictions des prescriptions de résultats contenues dans certains traités d’investissement.
  • Les dispositions sur l’expropriation. Dans certains pays, les investisseurs étrangers ne sont pas tenus d’obtenir une approbation avant de réaliser un nouvel investissement, mais le mécanisme de filtrage a la possibilité de demander le remboursement, c’est-à-dire de forcer la cession des investissements identifiés par la suite comme préoccupants du point de vue de la sécurité nationale. Il s’agit du modèle proposé au titre du projet de loi britannique sur la sécurité nationale et l’investissement. En l’absence d’exceptions appropriées, un tribunal arbitral pourrait considérer que ce pouvoir de demander le remboursement équivaut à une expropriation exigeant une indemnisation au titre d’un traité d’investissement. Cette question n’a pratiquement pas été abordée jusqu’à présent, même si le pouvoir de demander le remboursement n’est pas unique au mécanisme britannique de filtrage des investissements.

Troisièmement, bon nombre des préoccupations maintenant prises en compte dans le filtrage des investissements n’était même pas envisagées il y a 10 ans. Cela est vrai pour les transactions considérées comme impliquant de près ou de loin la sécurité nationale, mais aussi pour les préoccupations liées à la sécurité nationale des capacités du secteur des soins de santé et à la vente d’actifs dévalorisés, suscitées par la pandémie du coronavirus. Dans les décennies à venir, il se peut que la politique de l’investissement soit aux prises avec de nouvelles questions que l’on a du mal à anticiper à l’heure actuelle. C’est pourquoi il est d’autant plus important de veiller à ce que les traités négociés aujourd’hui ne limitent pas excessivement la capacité future d’agir des gouvernements.


Auteur

Jonathan Bonnitcha collabore au Programme droit et politique économiques d’IISD, et est basé à Sydney, en Australie. Il est également maître de conférences en droit à l’Université de Nouvelles-Galles du Sud.


Notes

[1] La décision d’établir un mécanisme de filtrage de l’investissement relève de la compétence exclusive de chaque État membre, mais l’UE encourage tous les États membres à établir un mécanisme national de filtrage de l’investissement et à apporter un soutien aux États membres cherchant à établir un tel mécanisme, https://trade.EC.europa.EU/doclib/docs/2019/june/tradoc_157945.pdf. En date du 4 novembre 2020, 15 États membres de l’UE sur 27 avaient notifié à la Commission l’existence d’un mécanisme national de filtrage de l’investissement, https://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2019/june/tradoc_157946.pdf.

[2] Article 6, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32019R0452&from=FR.

[3] CNUCED, National Security-Related Screening Mechanisms for Foreign Investment: An Analysis of Recent Policy Developments (CNUCED 2019) ; OCDE.

[4] CNUCED, National Security-Related Screening Mechanisms for Foreign Investment: An Analysis of Recent Policy Developments (CNUCED 2019) 2.

[5] Te Velde, POLICIES TOWARDS FOREIGN DIRECT INVESTMENT IN DEVELOPING COUNTRIES: EMERGING BEST-PRACTICES AND OUTSTANDING ISSUES (2001), p. 17-18.

[6] Nicolas, F., S. Thomsen et M. Bang (2013), “Lessons from Investment Policy Reform in Korea”, Document de travail de l’OCDE sur l’investissement international, 2013/02, Publications OCDE, http://dx.doi.org/10.1787/5k4376zqcpf1-en, p. 20.

[7] https://firb.gov.au/guidance-resources/policy-documents

[8] Par exemple, la CNUCED a identifié une vingtaine de projets d’investissement dans 9 États hôtes bloqués ou retirés suite au filtrage pour des raisons de sécurité nationale entre 2016 et septembre 2019. Durant cette même période, plusieurs milliers d’investissements étrangers ont reçu une approbation dans ces mêmes pays. Et de nombreux autres investissements étrangers ont certainement été réalisés dans chacun de ces pays sans être assujettis aux critères du filtrage des investissements. CNUCED, National Security-Related Screening Mechanisms for Foreign Investment: An Analysis of Recent Policy Developments (CNUCED 2019) Annexe I, Annexe II.

[9] Certains cabinets juridiques ont colligé des aperçus introductifs des mécanismes de filtrage des investissements dans différents pays. Voir par exemple, DLA Piper ‘Multi-jurisdiction guide for screening of foreign investment’ (2019) https://www.dlapiper.com/~/media/files/insights/publications/2019/11/a00493_FDI_guide_v19.pdf. Même cet examen comparatif relativement basique excède la centaine de pages.

[10] Pour un aperçu, voir DLA Piper (n° 9). Le Royaume-Uni examine actuellement des propositions d’amendements à son mécanisme, https://www.gov.uk/government/news/new-powers-to-protect-uk-from-malicious-investment-and-strengthen-economic-resilience?utm_source=3296e277-d0a4-44ec-9ff2-d6db10546512&utm_medium=email&utm_campaign=govuk-notifications&utm_content=immediate.

[11] CNUCED, 9.

[12] Foreign Investment Risk Review Modernization Act of 2018 (FIRRMA), § 1702 (9).

[13] Ibid § 1706.

[14] § 1703 (4).

[15] « Orientations à l’intention des États membres concernant les investissements directs étrangers et la libre circulation des capitaux provenant de pays tiers ainsi que la protection des actifs stratégiques européens, dans la perspective de l’application du règlement (UE) 2019/452 (règlement sur le filtrage des IDE) », C(2020) 1981 final, disponible sur https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52020XC0326(03)&from=FR

[16] OCDE, “Investment screening in times of COVID – and beyond” (2020), p. 3.

[17] https://firb.gov.au/guidance-resources/guidance-notes/gn53.

[18] https://firb.gov.au/qa-temporary-changes-foreign-investment-framework.