Le Traité de la Charte sur l’énergie risque-t-il de saper les résultats de la COP 26 ?

I. Introduction

Alors que les États se retrouvent pour le 11ème cycle de discussions sur la modernisation du TCE sans percée en vue, la mise en œuvre juridique des engagements climatiques pris à l’occasion de la 26ème conférence des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 26) à Glasgow l’année dernière pourrait générer de nouveaux recours en arbitrage au titre du traité. Le TCE est un traité multilatéral accordant aux investisseurs étrangers dans le secteur de l’énergie certaines garanties substantielles et procédurales. Compte tenu des préoccupations liées à la compatibilité du traité avec leurs objectifs climatiques respectifs, les parties au traité ont commencé un processus de réforme du TCE en 2017. Ce processus de modernisation n’a pour le moment pas porté ses fruits.

Les engagements cruciaux pris par les États à Glasgow soulignent la nécessité urgente de finaliser le processus d’amendement, et, si aucun accord satisfaisant ne peut être trouvé, d’envisager d’autres options telles que le retrait du TCE, en vue de sauvegarder les progrès acquis à la COP 26. Au cours du sommet sur le climat, les gouvernements se sont engagés à réduire rapidement l’utilisation du charbon et les subventions aux combustibles fossiles, et plusieurs gouvernements se sont également individuellement engagés à abandonner le charbon. Par ailleurs, certains États et gouvernements infranationaux ont annoncé le lancement de l’initiative Beyond Oil and Gas Alliance (BOGA) et se sont engagés à ne pas octroyer de nouveaux permis d’extraction pétrolière et gazière et à éliminer ces sources d’énergie entièrement dans les années à venir. Un grand groupe d’États s’est également engagé à réduire drastiquement  les émissions de méthane.

La mise en œuvre de ces engagements par l’adoption de réglementations nationales aura des effets sur les investissements étrangers dans le secteur de l’énergie, accroissant ainsi la probabilité des différends entre les États et les investisseurs. Si le TCE reste inchangé, les investisseurs lésés dans les combustibles fossiles – les opérateurs de centrales à charbon par exemple – continueront d’utiliser le mécanisme de règlement des différends investisseur-État (RDIE) institué par le traité afin de contester ces décisions. Ces recours sont d’autant plus facilités que le TCE accorde aux investissements étrangers dans l’énergie le bénéfice de larges normes substantielles de protection , permettant aux investisseurs de réclamer des milliards d’euros de dommages et intérêts au titre de la réparation découlant d’éventuelles atteintes à leurs droits. Ces dettes probables viendront s’ajouter aux dépenses sans précédent que les États ont déjà engagées dans le cadre de la transition énergétique future

Le présent article propose une évaluation initiale du risque d’arbitrage au titre du TCE découlant des engagements pris à la COP 26 et de leurs effets sur les investissements dans les combustibles fossiles réalisés dans les parties au TCE. Sur la base des affaires RDIE passées et en cours dans le secteur de l’énergie[1], l’article tente également d’estimer comment ces effets se traduiront en termes de recours en arbitrage investisseur-État.

Si les États doivent encore déterminer les moyens précis de mise en œuvre de leurs engagements aux échelons national et régional, une recherche récente de IISD montre que l’industrie des combustibles fossiles a toujours activement utilisé le RDIE, et que les recours d’arbitrage contestant les mesures environnementales, y compris les mesures climatiques, sont en hausse. Par ailleurs, il est probable que les montants très élevés de dommages et intérêts fréquemment accordés par les tribunaux arbitraux incitent les investisseurs dans les combustibles fossiles à  utiliser le mécanisme RDIE comme un moyen de limiter leurs pertes du fait des mesures règlementaires  climatiques.

II. Les engagements pris à la COP 26 auront des effets sur les investissements dans les combustibles fossiles dans les parties au TCE

Lors de la COP 26 en octobre et novembre 2021, les États ont pris une série d’engagements. Si certains délégués et experts se sont dits déçus des résultats généraux du sommet, les États ont malgré tout pris des engagements concrets qui auront des effets sur les investissements dans le secteur de l’énergie lors de leur mise en œuvre au niveau national. Il s’agit des engagements de certains États  d’abandonner le charbon, une alliance visant à interdire les nouveaux forages de réserves pétrolières et gazières, dans le but, au final, d’éliminer complètement ces sources d’énergie, et un engagement à réduire les émissions mondiales de méthane.

L’engagement à abandonner le charbon

45 États et l’Union européenne ont signé la Déclaration mondiale sur la transition du charbon vers l’énergie propre, et certains se sont engagés à « abandonner la production d’électricité ininterrompue à partir du charbon », quoiqu’à des rythmes différents. Certains pays se sont engagés à abandonner le charbon d’ici à 2030, d’autres d’ici à 2040. Point important, 20 États parties aux TCE, y compris l’Union européenne, figurent parmi les signataires de la déclaration[2]. De même, sept nouveaux États, dont quatre sont parties au TCE[3], ont rejoint l’Alliance : Énergiser au-delà du charbon (Powering Past Coal Alliance), s’engageant à éliminer le charbon. Pour mettre en œuvre ces engagements, les États adoptent des mesures qui affecteront probablement l’ensemble de la chaîne de valeur de la production d’énergie à partir du charbon, des activités d’exploration et d’extraction en amont, aux fonctionnement des centrales à charbon.

Les États pourraient par exemple adopter des lois contraignant les opérateurs à fermer les centrales concernées ou à les moderniser pour la combustion de biomasse. Toutefois, le RDIE pourrait menacer la capacité des États à adopter de telles lois. Une mesure législative néerlandaise allant dans ce sens a déjà généré deux recours à l’arbitrage en 2021, lorsque Uniper et RWE ont lancé des procédures RDIE contre les Pays-Bas au titre du TCE. En effet, Uniper prétend qu’elle avait des attentes légitimes que sa centrale située à Maasvlakte pourrait continuer d’opérer pendant tout son cycle de vie, et affirme que la décision néerlandaise d’abandonner le charbon était « imprévisible ». L’entreprise se plaint également d’une indemnisation supposément injuste, inadéquate et ineffective, ce qui pourrait indiquer un recours fondé sur l’expropriation indirecte.

Les tribunaux arbitraux ont adopté des interprétations de plus en plus larges des normes substantielles de protection des  investissements étrangers au titre du TCE. Une clause a priori  claire telle que la protection contre l’expropriation a été interprétée comme incluant « les formes indirectes d’expropriation », notamment les mesures gouvernementales qui, d’une manière ou d’une autre, affectent la rentabilité d’un investissement. De même, les « attentes légitimes » ont été interprétées comme signifiant que les États ne peuvent pas modifier dans leur totalité les cadres réglementaires qui s’appliquent à un investissement concerné. Le recours de RWE se fonde sur des arguments similaires. En outre, Uniper et RWE affirment que la conversion d’une centrale du charbon à la biomasse serait si coûteuse que leurs investissements n’en seraient plus rentables. Collectivement, ces deux investisseurs réclament une indemnisation financière supérieure à 2 milliards EUR.

L’initiative BOGA – l’alliance visant à mettre un terme aux forages pétroliers et gaziers[4]

À la COP 26, onze gouvernements nationaux et infranationaux ont annoncé une nouvelle coalition, au titre de laquelle les huit principaux membres s’engagent à « mettre fin aux nouvelles concessions, aux cycles d’octroi de licences ou de baux pour la production et l’exploration de pétrole et de gaz ». En plus de mettre fin à l’octroi des licences, les principaux membres se sont également engagés à fixer une date d’arrêt de la production, conformément aux objectifs de l’Accord de Paris. Cette date n’a pas encore été déterminée. Au moins cinq membres de la coalition sont également parties au TCE.

Par le passé, les mesures adoptées par les États pour mettre un terme à l’exploration pétrolière et gazière ont incité les investisseurs étrangers à engager des poursuites contre  les parties au TCE[5]. Par exemple, l’entreprise d’exploration et de production pétrolière britannique Rockhopper a déposé une demande d’arbitrage contre l’Italie au titre du TCE en 2017. Rockhopper contestait le refus du gouvernement italien de lui accorder une concession pour la production de pétrole sur le gisement pétrolier d’Ombrina Mare, à moins de 10 km de la côte adriatique. Dans sa décision, le ministère italien du Développement économique citait des préoccupations environnementales liées au projet, qui aurait produit d’importantes quantités de déchets, de boues de forage et de fumées de combustions. Si l’arbitrage est toujours en instance, Rockhopper réclamerait une indemnisation de quelques 275 millions USD. Dans des circonstances factuelles similaires, les moratoires sur l’exploration des hydrocarbures imposés par les provinces canadiennes de l’Alberta et du Québec ont incité les investisseurs étrangers Westmoreland et Lone Pine à lancer des arbitrages contre le Canada. Cela ne signifie pas nécessairement que tous les investisseurs lésés présenteront un recours RDIE à l’avenir, et une analyse plus détaillée des affaires est nécessaire pour identifier le type de mesure réglementaire concerné, les promesses ou les assurances données par l’État d’accueil, ou l’étape d’un projet de production qui est affectée. Mais cela indique clairement qu’il existe un risque réel pour des gouvernements à devoir détourner d’importantes ressources dédiées à la mise en œuvre de mesures climatiques vers ce type de procédure.

Il y a fort à parier que les investisseurs étrangers dans le pétrole et le gaz considéreront une élimination totale de la production comme équivalant à une interférence encore plus grande dans leurs investissements. Une élimination rapide pourrait, par exemple, entraîner l’annulation prématurée de concessions, poussant les investisseurs à demander réparation. Le TCE autoriserait ces investisseurs à faire valoir que les mesures réglementaires de l’État d’accueil équivalent à une « expropriation indirecte » et à demander le versement d’une indemnisation fondée sur le cycle d’opération prévisionnel de leur investissement. Depuis quelques années, les tribunaux arbitraux sont de plus en plus disposés à fonder leur calcul des dommages sur des cycles d’opération de plusieurs décennies suivant l’expropriation alléguée, donnant lieu à l’octroi d’indemnisations de plus en plus élevées[6].

L’engagement mondial sur le méthane

Une nouvelle coalition d’États et d’organisations du secteur privé menée par l’Union européenne et les États-Unis s’est également engagée à réduire les émissions mondiales de méthane de 30 %, au titre d’un Pacte  mondial pour le méthane. D’après l’AIE, en 2020, les opérations liées aux combustibles fossiles représentaient près d’un tiers de la partie anthropogénique de ces émissions. Les principales causes sont les fuites de méthane sur les conduites et autres infrastructures pétrolières et gazières, l’éventage et le torchage du méthane, et les rejets de méthane des sites de combustibles fossiles inactifs (par ex., les mines de charbon et les puits pétroliers et gaziers abandonnés).

S’il reste à voir quelles mesures concrètes les États prendront pour mettre en œuvre leurs engagements, les recommandations des experts suggèrent que les effets sur l’investissement étranger dans les combustibles fossiles pourrait être significatif. L’AIE a généralement indiqué que le coût de la lutte contre la pollution par le méthane pourrait être en partie compensé par la capture et la vente du gaz. Toutefois, les investisseurs étrangers pourraient être enclins à soutenir que l’AIE ne réalise ici qu’un simple exercice théorique de modélisation économique qui n’est pas réellement en phase avec les investissements réels qu’ils doivent réaliser.

Certains États ont déjà entamé la mise en œuvre des plans visant à réduire la pollution par le méthane. Dans sa récente Orphaned Well Cleanup and Jobs Act 2021 (loi relative aux puits abandonnés), le congrès des États-Unis a par exemple imposé au secteur privé qu’il bouche et réhabilite les puits pétroliers et gaziers abandonnés, ainsi que les mines de charbon abandonnées, dans le but de réduire les émissions de méthane. Si de telles mesures étaient adoptées par des États d’accueil parties au TCE, les investisseurs pourraient soutenir  que le coût lié au colmatage des fuites aurait un impact négatif sur la rentabilité, car certaines fuites de méthane se produisent trop loin des marchés, ou concernent trop peu d’infrastructures. Par ailleurs, la plupart des fuites découlent de l’utilisation d’équipements peu coûteux, et les investisseurs pourraient arguer que leur remplacement, ou l’utilisation d’équipements de meilleure qualité dès le départ entraînerait des coûts supplémentaires. Par ailleurs, d’autres États pourraient s’inspirer de l’interdiction norvégienne de l’éventage et du torchage, qui exige des opérateurs qu’ils payent une taxe spéciale sur le torchage et qu’ils prennent des mesures pour capturer l’excès de gaz et autres gaz connexes. Les investisseurs étrangers dans les combustibles fossiles affectés par ces mesures pourraient faire prévaloir une violation de « la norme de traitement juste et équitable » garantie au titre du TCE et avancer qu’ils avaient des « attentes légitimes » que de telles exigences ne seraient pas imposées.

Par le passé, le renforcement des normes de protection environnementale imposées aux projets de combustibles fossiles a suscité des affaires de RDIE. L’entreprise britannique Ascent Resources a par exemple, lancé un recours en arbitrage contre la Slovénie au sujet d’un projet de production de gaz naturel par fracturation hydraulique à Petišovci. L’affaire porte sur un désaccord entre Ascent et la Slovénie quant à l’existence d’une exigence de mener une évaluation d’impact environnemental avant l’octroi de l’autorisation de commencer la stimulation hydraulique d’un puit de gaz que l’investisseur exploitait déjà précédemment. L’entreprise soutient également plus généralement que la Slovénie a entravé la jouissance de son investissement de manière déraisonnable, arbitraire et discriminatoire. L’affaire souligne l’importance pour les États de faire preuve d’une grande prudence  à l’heure de réviser les cadres réglementaires existants en vue d’imposer de nouvelles normes environnementales, comme il faudra le faire pour prévenir la pollution par le méthane à l’avenir.

III. Conclusion

Alors que les États mettent en œuvre leurs engagements au titre de la COP 26 au niveau national, les entreprises de combustibles fossiles essayeront certainement d’atténuer les effets négatifs et les pertes de toutes les manières, notamment au moyen de l’arbitrage international. La recherche montre que les entreprises de combustibles fossiles ont été des utilisatrices particulièrement actives de l’arbitrage investisseur-État, notamment au titre du TCE. L’arbitrage investisseur-État, ouvert aux seuls investisseurs étrangers, pourrait rendre très coûteuse la mise en œuvre des engagements climatiques ambitieux, à un point non envisagé par les contextes constitutionnels et juridiques nationaux.

Les parties au TCE ont reconnu ce risque en 2017 après la conclusion de l’Accord de Paris, qui les a incitées à entamer le processus d’amendement et de modernisation du traité. Toutefois, celui-ci n’a pas encore produit de résultats tangibles. Compte tenu de leurs engagements encore plus concrets et ambitieux pris lors de la COP 26, les États concernés devraient évaluer leurs options avec soin et prendre des actions de réforme aux effets immédiats, notamment le retrait coordonné du TCE, sérieusement envisagé par plusieurs États membres de l’UE. Nous avons expliqué par ailleurs qu’un tel retrait coordonné pourrait être conçu de manière à exclure quasi-immédiatement l’arbitrage entre les États se retirant du traité, conformément aux règles du droit public international.


Auteurs

Lukas Schaugg est conseiller juridique international à IISD et chercheur doctoral en droit des investissements à la faculté de droit de Osgoode Hall, Toronto, Canada.

Greg Muttitt est conseiller politique en chef, Energy Supply à IISD.

Les auteurs remercient Nathalie Bernasconi-Osterwalder, Peter Wooders et Suzy Nikièma pour leurs précieuses observations sur le présent article.


Notes

[1] À ce jour, 137 affaires connues de RDIE ont été lancées au titre du TCE, voir https://investmentpolicy.UNCTAD.org/investment-dispute-settlement/ ; deux autres affaires récentes n’ont pas encore été incluses dans la base de données de la CNUCED : RWE AG et RWE Eemshaven Holding II BV c. le Royaume des Pays-Bas (Affaire CIRDI n° ARB/21/4) et Uniper SE, Uniper Benelux Holding B.V. et Uniper Benelux N.V. c. le Royaume des Pays-Bas (Affaire CIRDI n° ARB/21/22). Pour une quantification supplémentaire du futur risque d’arbitrage découlant de la clôture de centrales à charbon, voir notre analyse récente : Schaugg, L., & Di Salvatore, L. (2021). Réforme ou retrait du TCE : quelles conséquences pour le charbon ? Investment Treaty News. https://www.iisd.org/ITN/fr/2021/10/08/reform-or-withdrawal-from-the-ECT-what-does-it-mean-for-coal/

[2] Il s’agit de l’Albanie, l’Allemagne, l’Azerbaïdjan, la Belgique, Chypre, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, la France, la Finlande, la Hongrie, le Kazakhstan, le Liechtenstein, la Macédoine du Nord, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Slovaquie, le Royaume-Uni et l’UE.

[3] L’Azerbaïdjan, l’Estonie, la Slovénie et l’Ukraine.

[4] Avertissement : IISD est actuellement en charge du secrétariat de l’initiative BOGA. Toutefois, les auteurs du présent article ne prennent pas part à cette initiative, et l’analyse présentée ici a été menée de manière indépendante.

[5] Pour une analyse plus détaillée de ces affaires, voir Di Salvatore, L. (2021). Investor-state disputes in the fossil fuel industry. IISD. https://www.iisd.org/system/files/2022-01/investor–state-disputes-fossil-fuel-industry.pdf ; voir également Tienhaara, K. & Cotula, L. (2020). Raising the cost of climate action? Investor-state dispute settlement and compensation for stranded fossil fuel assets. International Institute for Environment and Development. https://pubs.iied.org/sites/default/files/pdfs/migrate/17660IIED.pdf

[6] Voir, par exemple, la décision finale dans l’affaire Tethyan Copper Company Pty Limited c. la République islamique du Pakistan, affaire CIRDI n° ARB/12/1, dans laquelle le tribunal arbitral a accordé 6 milliards USD à un investisseur étranger. L’indemnisation a été calculée sur la base d’un cycle de fonctionnement prévisionnel d’une mine de cuivre qui n’était même pas encore entrée en production au moment de l’interférence étatique alléguée.