Conflit entre États latinoaméricains et entreprises transnationales : les défis de la région face à des traités d’investissement asymétriques

1. Introduction

Les positions politiques et les législations relatives à l’investissement étranger se sont polarisées en deux points de vue opposés. D’une part, l’un suppose que l’investissement direct étranger (IDE) est essentiel pour susciter un bond dans le développement économique des pays de la périphérie, impulsant ainsi leur promotion, voire générant une certaine concurrence entre les pays désireux d’attirer cet investissement par des mesures incitatives. D’autre part, l’autre considère que les pays doivent légiférer sur l’IDE et le réglementer de manière à donner la priorité aux intérêts nationaux et à générer des stratégies et dynamiques propres de développement économique et social durable, et de défense du patrimoine national, sans les subordonner au seul objectif de maximisation des profits ni à la logique des décisions du capital étranger privé, toujours changeante et incertaine.

La question de l’analyse des politiques et normes, ainsi que du traitement donné à l’investissement étranger a été débattue dans les pays latinoaméricains tout au long de leur histoire. Depuis l’émancipation coloniale de l’Amérique latine au XIXème siècle, le traitement de l’IDE et le règlement des litiges ont influencé les transformations politiques et économiques de la région.

Dès le XIXème siècle, l’imposition récurrente de la protection diplomatique par les pays investisseurs dans la région a donné lieu à d’importants conflits. Ces derniers, associant entreprises et États d’origine de l’investissement ont transformé les différends des investisseurs provenant de pays du centre pour les pays latinoaméricains en confrontations fiscales ou impériales. Au début, cela signifiait la négation de la capacité légale des États latinoaméricains et de l’existence des législations nationales pour légiférer et rendre un jugement de manière indépendante ; et dans d’autres cas, cela signifiait la subordination en acceptant le statut privilégié de l’IDE fondé sur des relations de force par le biais de moyens politiques, économiques et militaires.

2. La généralisation des TBI et l’Amérique latine

Avec l’essor du néolibéralisme dans les années 1990, le ralentissement du débat sur le développement a laissé celui-ci au bon vouloir de marchés ouverts. L’absence d’avancées équilibrées dans les accords multilatéraux a suscité la généralisation d’accords bilatéraux d’investissement entre pays, les fameux Traités bilatéraux d’investissement (TBI), qui ont connu un élan particulier en Amérique latine.

Conformément aux statistiques générées par la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), sur un total de 2 947 TBI actuellement en vigueur à l’échelle mondiale, 414 concernent des pays latinoaméricains, en plus des 280 Traités de libre-échange (TLE) incluant des dispositions relatives au traitement de l’investissement.

D’un point de vue légal, les TBI traditionnels sont des accords entre deux pays servant de cadre de référence juridique commun aux investissements. Ils contiennent généralement des dispositions similaires : la nation la plus favorisée, le traitement national, le traitement juste et équitable, l’interdiction des prescriptions de résultats, la restriction des changements législatifs, le libre transfert de fonds, l’élimination des exigences de contenu national, et la non-obligation d’acheter ou de recruter aux niveaux local ou national.

En général, les TBI entre pays du centre et de la périphérie n’incluent pas de dispositions contraignantes pouvant particulièrement intéresser ces derniers, comme par exemple les dispositions relatives au droit du travail, à la migration, à l’environnement ou aux droits humains. Ils n’incluent pas non plus de dispositions relatives au traitement spécial et différencié, ou de mécanismes explicites de soutien pour les pays en développement, leur permettant de rapprocher leurs niveaux de conditions productives et de vie de ceux des autres pays.

Par le biais du mécanisme établi dans les TBI pour le règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE), les investisseurs étrangers peuvent se soustraire à la justice du pays hôte, et dénoncer, auprès de tribunaux arbitraux, l’État hôte pour le non-respect des dispositions susmentionnées. Les décisions des tribunaux arbitraux, tout comme ceux rendus sous l’égide du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), lié à la Banque mondiale, incluent l’indemnisation contraignante des parties affectées.

3. Il est nécessaire de revenir vers le multilatéralisme

Les mobilisations massives désavouant les politiques néolibérales du début du XXIème siècle en Amérique latine ont forcé les pays de la région à d’importants changements politiques qui ont à leur tour entrainé des changements dans les conditions économiques et financières des investissements. Cela a donné lieu à la multiplication des affaires contre les États auprès de tribunaux arbitraux ad’ hoc prévus par les TBI.

Les demandes portant sur plusieurs millions, l’absence de contrôle et d’informations publiques des procédures établies par les tribunaux arbitraux, en particulier sous l’égide du CIRDI, et les doutes quant à l’impartialité des arbitres compte tenu de l’existence de conflits d’intérêts donnèrent lieu à d’importantes polémiques et critiques. Dans un climat de dénonciations et de désaccords évidents, la Bolivie, l’Équateur et le Venezuela ont proposé de mettre un terme à tout ou partie de leurs TBI, même si ceux-ci restent en vigueur compte tenu de la présence de clauses de survie.

En vue de mieux comprendre les conditions des TBI et de trouver des alternatives, le gouvernement équatorien a pris l’initiative, particulièrement significative, de lancer, en octobre 2013, une Commission pour l’audit intégral citoyen des traités de protection réciproque des investissements et du système d’arbitrage relatif aux investissements (CAITISA, en espagnol), qui compte avec la participation d’experts internationaux[1]. Au moment de présenter son rapport final en mai 2017, la présidente de la Commission, Cecilia Olivet, a déclaré :

Il est tout à fait logique pour l’Équateur d’aller de l’avant et de dénoncer ses accords de protection des investissements, puisque, comme le démontre notre rapport, ceux-ci se sont avérés très coûteux pour le pays. Les TBI n’ont pas contribué à attirer l’investissement étranger, et ont détourné des millions de dollars des comptes publics pour la défense contre des demandes de l’ordre de plusieurs millions. À leur tour, celles-ci ont systématiquement sapé la réglementation sociale et environnementale[2].

De toute évidence, le traitement de l’investissement étranger s’avère central pour l’Amérique latine ; il faut donc plaider de nouveau pour retrouver des positions communes et des propositions cohérentes entre les pays de la région. En d’autres termes, il faut de nouveau se tourner vers le traitement multilatéral, plutôt que bilatéral problématique, de l’investissement étranger.

4. Le groupe de recherche du CLACSO et ses conclusions préliminaires

Pour faire face à cette évidence, le Conseil latinoaméricain des sciences sociales (CLACSO en espagnol) a lancé un groupe spécial multidisciplinaire, dont l’un des objectifs est de développer une base de données suffisamment large portant sur la situation des TBI auxquels les pays membres de la Conférence ministérielle sur les États et les entreprises transnationales et les pays observateurs de la région d’Amérique latine sont parties, ainsi que sur la situation des différends avec des investisseurs étrangers qui affectent les pays car ils invoquent les engagements pris par les pays au titre de ces traités.

Il a été proposé d’inclure dans cette base de données des informations portant sur la structure et le contenu des TBI, ainsi que sur les conséquences de leur application en termes juridiques, institutionnels et économiques, pour les pays signataires. L’objectif étant de faire de cette base de données le point de départ (de référence) en vue d’établir des rapports périodiques sur la situation des différends internationaux relatifs aux investissements et de permettre aux États impliqués de disposer d’outils juridiques et politiques d’analyse, et d’éventuels mécanismes de défense, de manière à protéger efficacement leurs intérêts dans le cadre des contrats commerciaux et des traités d’investissement.

Certains résultats de la recherche portant sur les demandes RDIE contre ces pays sont présentés ci-dessous.

Argentine

Le pays connait le plus grand nombre de demandes : 60 auprès de tribunaux internationaux.

L’affaire Repsol. L’entreprise pétrolière espagnole a poursuivi l’Argentine suite à l’expropriation de 51 pour cents du capital actionnaire d’YPF aux mains de l’entreprise transnationale espagnole. Alléguant la violation du TBI Argentine-Espagne de 1992, Repsol soutint que par le biais de l’expropriation, l’Argentine avait violé les clauses de traitement juste et équitable, de la non-discrimination et de la protection et sécurité intégrales prévues par le TBI. À l’origine, de hauts fonctionnaires du gouvernement prétendirent que l’expropriation « ne coûterait pas un centime » compte tenu du non-respect par Repsol des engagements en matière d’investissement au titre du document de privatisation, et des importantes dettes environnementales de l’entreprise. Au final, et au terme d’âpres procédures judiciaires parallèles, le gouvernement a concédé le payement d’une indemnisation, hors du cadre du CIRDI, de 5 milliards USD plus intérêts. Le payement final, en 2015, s’élevait à 6,77 milliards USD.

Colombie

Demande lancée en mars 2016 par la multinationale suisse Glencore International : elle rejette la sanction imposée par le Contrôleur général de la République pour cause d’ajustements abusifs dans les contrats de concession portant sur les mines de charbon.

Trois autres demandes sont en cours de règlement direct :

  1. L’entreprise canadienne Eco Oro Mineral, suite à l’interdiction par la Cour constitutionnelle d’exploiter des mines dans la zone du Páramo de Santurbán.
  2. América Móvil, entreprise mexicaine qui conteste les changements apportés aux règles du jeu dans le secteur des télécommunications.
  3. Tobie Mining, des États-Unis, suite à l’interdiction d’exploiter des mines dans le Parc national naturel Yaigojé-Apaporis, récemment institué.

El Salvador

En 2009, l’État a été poursuivi sous l’égide du CIRDI par les entreprises Commerce Group Corp et San Sebastián Gold Mines pour dommages et préjudices dans l’exploitation minière à San Sebastián, municipalité de Santa Rosa de Lima, dans le département de La Unión. Ces entreprises ont poursuivi ses activités minières pendant plus de 70 ans, provoquant des dommages environnementaux irréversibles, notamment aux sources d’eau, polluées par les produits chimiques dégagés par les activités, comme l’arsenic, le plomb, le fer ou le manganèse. Le fleuve San Sebastián est maintenant appelé « fleuve mort » puisque ses eaux ne peuvent plus être utilisées à cause des grandes quantités de produits chimiques présentes. Cette affaire a été rejetée par le CIRDI en 2013.

En octobre 2016, le CIRDI a rendu un jugement en faveur du Salvador dans l’affaire lancée par l’entreprise minière Pacific Rim Cayman LLC (Pac Rim).

Mexique

Entre 1997 et 2016, 20 affaires ont été lancées au titre de l’ALENA ; 17 proviennent d’entreprises étasuniennes, et 3 d’entreprise canadiennes. Seules deux affaires ont été lancées sous l’égide de l’ONU (règlement CNUDCI), le reste sous l’égide du CIRDI. Parmi les jugements rendus, neuf sont en faveur du gouvernement mexicain. Contrairement aux autres pays de la région où les demandes portent principalement sur le secteur minier ou de l’énergie, au Mexique les affaires les plus coûteuses émanent d’entreprises agroindustrielles, et les plus nombreuses concernent le secteur des services. Des différends ont affecté le secteur minier, mais ont été réglés en dehors des tribunaux. Sur les sept affaires au titre d’un TBI, cinq sont parachevées et deux sont en cours.

 

Puerto Rico

Le pays ne connait aucune affaire de RDIE sous l’égide du CIRDI. Les affaires contre Puerto Rico sont examinées sous l’égide du Tribunal supérieur de Puerto Rico, ou de la Cour fédérale des États-Unis. À l’exception de six affaires liées à des questions fiscales, toutes les autres affaires enregistrées sont récentes (2016).

Il existe 21 affaires de différends entre des entreprises transnationales et le gouvernement de l’île : six portent sur des questions fiscales, deux sur des questions de prix de transfert, une autre conteste la capacité de l’île de réglementer les opérations des entreprises internationales sur son territoire, et 13 portent sur des fonds vautours.

Dans 19 de ces affaires, les entreprises proviennent des États-Unis.

 


Venezuela

41 affaires connues, l’une en 1996, les autres entre 2000 et 2016 ; près de la moitié d’entre elles ont été lancées en 2011 et 2012. Huit d’entre elles concernent le secteur du pétrole, du gaz et des mines ; cinq autres ne portent que sur le secteur minier. Les principaux demandeurs, le Canada, l’Espagne et les Pays-Bas, représentent chacun cinq affaires. Les affaires portent majoritairement (19) sur une expropriation non-négociée. Seize affaires ont atteint un total de 7,755 milliards de dollars. Le CIRDI annonce que 18 affaires sont parachevées, bien que pour plusieurs d’entre elles, la sentence est en cours d’exécution.

5. Conclusions

L’analyse menée par l’équipe du CLACSO pointe du doigt quelques conclusions liminaires :

  • En général, les TBI et autres accords internationaux d’investissement matérialisent l’intégration subordonnée des pays aux exigences du marché mondial. Ils libéralisent l’investissement, accordent aux investisseurs des privilèges supérieurs aux droits publics et nationaux ; et mettent l’accent sur les services financiers, les marchés publics et les droits de propriété intellectuelle.
  • Ils donnent lieu à un libéralisme asymétrique et à sens unique. La règle n’est pas la négociation des traités, mais l’imposition, par le biais de pressions extra-économiques, de nature politique, voire militaire si cela est opportun. Dans le même temps, ils maintiennent le prérequis de la désintégration (ou du blocage) de précédents projets d’intégration.
  • Ils prévoient des forums d’arbitrage RDIE visant à soustraire de la sphère nationale le règlement des différends portant sur des questions stratégiques pour les intérêts des pays.

Auteurs

Jorge Marchini, Josefina Morales et Gabriela Roffinelli sont coordinateurs du groupe de recherche du CLACSO (Conseil latinoaméricain des sciences sociales) sur les différends entre États nationaux et entreprises transnationales en Amérique latine.

La première étape des travaux entrepris par le CLASCO a consisté au développement de la base de données relatives aux affaires contre l’Argentine (Javier Echaide et Luciana Giotto), la Colombie (Carolina Jiménez, José Francisco Cuello-Socarrás et David Saiz Idarraga), El Salvador (Sandra Núñez), l’Équateur (Piedad Mancero), le Mexique (M. Teresa Gutiérrez Haces), Puerto Rico (Maribel Aponte García, Carmen Correa Matos, Amílkar Cruz, J.D. et Yarlier Y. López Correa) et le Venezuela (Oly Millán Campos, Paulino Nuñez et Guillermo Moro).


Notas

[1] Comisión para la Auditoría Integral Ciudadana de los Tratados de Protección Recíproca de Inversiones y del Sistema de Arbitraje en Materia de Inversiones (CAITISA – Commission pour l’audit intégral citoyen des traités de protection réciproque des investissements et du système d’arbitrage relatifs aux investissements). (2017, mai). Auditoría integral ciudadana de los tratados de protección recíproca de inversiones y del sistema de arbitraje en materia de inversiones en Ecuador: Informe ejecutivo. Tiré de  http://caitisa.org/index.php/home/enlaces-de-interes

[2] Olivet, C. (2017, mai 4). Comisión de Auditoría emitirá informe mientras que Ecuador da pasos para retirarse de los tratados de inversión. Tiré de https://www.tni.org/en/node/23493