Philip Morris c. l’Uruguay : tous les recours sont rejetés ; l’Uruguay recevra 7 millions USD en remboursement

Philip Morris Brands Sàrl, Philip Morris Products S.A. et Abal Hermanos S.A. c. la République orientale de l’Uruguay, Affaire CIRDI n° ARB/10/7

Dans l’affaire médiatisée lancée en 2010 par le géant du tabac Philip Morris contre l’Uruguay au sujet de ses mesures antitabac, la décision tant attendue a enfin été rendue. Le 8 juillet 2016, un tribunal du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a rejeté tous les recours de Philip Morris, condamnant l’entreprise à payer tous les coûts de l’arbitrage et à rembourser une partie des frais de représentation juridique de l’Uruguay, à hauteur de 7 millions USD.

Le contexte

Les demandeurs étaient Philip Morris Brand Sàrl et Philip Morris Products S.A., deux entreprises suisses, et Abal Hermanos S.A. (Abal), une entreprise uruguayenne acquise par le groupe Philip Morris en 1979. Philip Morris International Inc., basée aux États-Unis, est l’entreprise mère des trois demandeurs, appelés “Philip Morris” dans le présent article.

Afin de lutter contre les graves effets sur la santé publique et sur l’économie du fort taux de tabagisme du pays, l’Uruguay est devenu partie à la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac (CCLAT), et a promulgué une série de mesures nationales de contrôle du tabac. Les mesures contestées par Philip Morris étaient notamment l’ordonnance 514 du 18 août 2008 (la Réglementation relative à l’emballage unique [REU]) et le décret présidentiel 287/009 du 15 juin 2009 (la Réglementation 80/80).

La REU exigeait l’apposition d’avertissements graphiques et textuels sur la partie inférieure des paquets de cigarettes. Elle interdisait également l’utilisation des noms de produits. Par exemple, afin de s’y conformer, Philip Morris devait retirer les mentions Légères, Bleues, Menthe fraîche, et ne conserver que Marlboro rouge. La Réglementation 80/80 augmenta la taille des avertissements, de 50 à 80 % de la surface du paquet.

En plus de contester ces deux mesures devant les tribunaux uruguayens, Philip Morris déposa une demande d’arbitrage auprès du CIRDI le 19 février 2010, arguant que l’Uruguay avait exproprié son investissement et l’avait privé d’un traitement juste et équitable (TJE), entre autres violations du Traité bilatéral d’investissement (TBI) Suisse-Uruguay.

L’expropriation indirecte : le recours et la structure de l’analyse du tribunal

Philip Morris arguait que la REU avait exproprié plusieurs de ses noms de produits, notamment l’image de marque et les droits de propriété intellectuelle connexes. L’entreprise avançait en outre que la Réglementation 80/80 avait détruit l’image de marque des noms de produits restants, en privant Philip Morris de sa capacité à demander un prix supérieur pour eux, et donc en affectant ses produits. L’Uruguay niait que les mesures étaient expropriatrices, et arguait que, même si elles l’étaient, elles n’affectaient pas de manière substantielle la valeur de l’entreprise.

Le tribunal se basa sur le point non-contesté que les marques de commerce et l’image de marque connexe sont des investissements protégés au titre du TBI, et supposa que les marques de Philip Morris continuaient d’être protégées au titre de la loi uruguayenne sur les marques même après les changements motivés par les mesures contestées. Il centra ensuite son analyse sur deux questions : premièrement, une marque de commerce confère-t-elle un droit à utiliser ou seulement un droit à être protégé contre l’utilisation par d’autres ? Deuxièmement, les mesures en question expropriaient-elles l’investissement de Philip Morris ?

Les marques de commerce confèrent un droit exclusif excluant les autres de l’utilisation, mais pas un droit absolu d’utilisation

Pour répondre à la première question, le tribunal analysa le cadre juridique applicable à la protection des marques de commerce en Uruguay : la loi n° 17,011 (loi sur les marques de commerce), la Convention de Paris pour la protection de la propriété intellectuelle (la Convention de Paris), l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) et le Protocole sur l’harmonisation des normes de propriété intellectuelle dans le MERCOSUR relatif au marques de fabriques, aux indications de sources et à la détermination de l’origine (le Protocole du MERCOSUR).

Le tribunal conclut qu’au titre de toutes ces sources de droit, « le détenteur d’une marque de commerce ne jouit pas d’un droit absolu à l’utilisation, échappant à toute réglementation, mais seulement d’un droit exclusif à exclure les tiers du marché de manière à ce que seul le détenteur de la marque de commerce ait la possibilité d’utiliser la marque de commerce, conformément aux réglementations adoptées par l’État » (para. 271).

La REU et la Réglementation 80/80 n’ont pas exproprié l’investissement de Philip Morris

Le tribunal rejeta également le recours fondé sur l’expropriation au sujet de la Réglementation 80/80. Puisque les marques continuent d’apparaitre sur les paquets de cigarettes, il considéra que la limitation à 20 % de la surface du paquet ne faisait que restreindre les modalités d’utilisation de la marque de commerce, mais qu’elle ne pouvait avoir un effet substantiel sur les activités commerciales du demandeur.

Plutôt que de considérer chacune des marques que Philip Morris avait dû cesser de produire lorsque la REU a été promulguée comme un investissement individuel, le tribunal considéra l’investissement de l’entreprise comme un ensemble, « puisque la mesure affectait ses activités dans leur ensemble » (para. 283). De ce point de vue, le tribunal conclut que la REU était loin d’entrainer une réduction substantielle de la valeur de l’investissement de Philip Morris. Même si l’investissement aurait pu être plus rentable sans la REU, le tribunal détermina qu’il ne pouvait y avoir d’expropriation indirecte puisque l’investissement conservait une valeur suffisante, même après la mise en œuvre de la mesure.

Le tribunal affirma en outre qu’en adoptant la REU et la Réglementation 80/80, l’Uruguay avait respecté ses engagements nationaux et internationaux de protection de la santé publique. Il affirma que les deux mesures avaient été prises de bonne foi, de manière non-discriminatoire et qu’elles étaient proportionnelles à l’objectif recherché. Aussi, selon le tribunal, les mesures constituait l’exercice légitime des pouvoirs politiques de l’Uruguay, ce qui ne peut constituer une expropriation. Le tribunal décida donc de rejeter le recours pour expropriation.

 Le recours fondé sur le TJE est rejeté en l’absence d’arbitraire et de violation des attentes légitimes

Le tribunal entama son analyse du TJE en se penchant sur l’argument de Philip Morris selon lequel les mesures contestées étaient arbitraires. Faisant référence à la norme du droit international dans l’affaire ELSI, qui définit l’arbitraire comme « une violation intentionnelle de l’application régulière du droit, un acte qui choque, ou au moins qui surprend la bienséance juridique » (para. 390), le tribunal conclut que les mesures n’étaient pas arbitraires. Il fut plutôt convaincu par le fait que l’Uruguay les avait adoptées de bonne foi dans le but de protéger la santé publique. En outre, contrairement à l’argument de Philip Morris selon lequel les mesures avaient été adoptées sans preuves scientifiques, le tribunal indiqua qu’elles se fondaient sur l’initiative de la CCLAT, qui est elle appuyée par des preuves scientifiques.

Compte tenu des circonstances de leur adoption, le tribunal détermina que les deux mesures étaient raisonnables, qu’elles n’étaient pas « arbitraires, extrêmement injustes, inéquitables, discriminatoires ou […] disproportionnées », et qu’elles avaient des « effets mineurs » sur les activités commerciales de Philip Morris (paras. 410 et 420). Le tribunal conclut à l’unanimité que l’adoption de la réglementation 80/80 ne violait pas le TBI. Et la majorité du tribunal arriva à la même conclusion s’agissant de la REU.

Cependant, l’arbitre nommé par le demandeur, Gary Born, n’était pas d’accord sur ce point, et conclut que l’emballage unique était une prescription manifestement arbitraire et déraisonnable « puisqu’elle n’était tout simplement pas utile pour atteindre son seul objectif affiché » (para. 196 de l’opinion divergente), à savoir « la protection des consommateurs contre les tactiques trompeuses des marques de commerce » (para. 172 de l’opinion divergente).

Selon Philip Morris, les mesures de l’Uruguay « éviscéraient » ses attentes légitimes d’exploiter les atouts de sa marque et de jouir de ses droits de propriété intellectuelle, et sapaient la stabilité du cadre juridique de l’Uruguay. Toutefois, s’appuyant sur EDF c. la Roumanie et El Paso c. l’Argentine, le tribunal nota que seuls des engagements ou des promesses spécifiques pouvaient donner lieu à des attentes légitimes, et que Philip Morris n’avait pas présenté les preuves d’engagements spécifiques pris par l’Uruguay au sujet des mesures antitabac. De plus, compte tenu de l’impact limité des mesures sur les activités commerciales de Philip Morris, il détermina que les mesures contestées ne modifiaient pas le cadre juridique au-delà de « la marge acceptée de modification » tolérée dans la norme de l’affaire El Paso.

Le tribunal rejette le recours de Philip Morris fondé sur le déni de justice

Philip Morris alléguait que les décisions contradictoires de deux cours uruguayennes – la Cour suprême de justice (CSJ) et le Tribunal administratif (TA) – au sujet de la Réglementation 80/80 équivalaient à un déni de justice. Toutefois, d’après la majorité, bien qu’« inhabituelle » et « surprenante », la contradiction n’était pas assez importante pour équivaloir à un déni de justice. D’après la majorité, « les conflits ouverts au sein d’un système juridique national sont regrettables mais ils n’ont rien d’inhabituels » (para. 529).

D’après Gary Born, l’arbitre à l’opinion divergente, les décisions contradictoires – toutes deux prononcées contre les recours de Philip Morris – équivalaient à un traitement de type « Pile, je gagne, face tu perds » (para. 40 de l’opinion divergente), et l’incapacité de l’Uruguay d’offrir à Philip Morris une enceinte judiciaire pour solutionner cette contradiction constituait un déni de justice.

Le deuxième recours fondé sur le déni de justice portait autour du fait que le TA avait rejeté la demande de Philip Morris d’annuler partiellement la REU, non pas sur la base de ses arguments, mais sur la base des arguments présentés par British American Tobacco dans une procédure différente portant sur la même réglementation. Tout en reconnaissant les irrégularités de procédure, le tribunal considéra que les affaires et les recours étaient très similaires et que les arguments de Philip Morris avaient été examinés, et conclut qu’il n’y avait pas de déni de justice.

Remarques : Le tribunal du CIRDI était composé de Piero Bernardini (président, nommé par le Secrétaire-général du CIRDI, de nationalité italienne), de Gary Born (nommé par le demandeur, de nationalité étasunienne) et de James R. Crawford (nommé par le défendeur, de nationalité australienne). La sentence, présentant la Décision sur la compétence du 2 juillet 2013 en annexe, est disponible sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7417.pdf.

Martin Dietrich Brauch est conseiller en droit international et travaille au Brésil pour le programme Investissement étranger et développement durable à l’IISD.