Awards and Decisions

Philip Morris c. l’Uruguay : tous les recours sont rejetés ; l’Uruguay recevra 7 millions USD en remboursement

Philip Morris Brands Sàrl, Philip Morris Products S.A. et Abal Hermanos S.A. c. la République orientale de l’Uruguay, Affaire CIRDI n° ARB/10/7

Martin Dietrich Brauch [*]

Dans l’affaire médiatisée lancée en 2010 par le géant du tabac Philip Morris contre l’Uruguay au sujet de ses mesures antitabac, la décision tant attendue a enfin été rendue. Le 8 juillet 2016, un tribunal du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a rejeté tous les recours de Philip Morris, condamnant l’entreprise à payer tous les coûts de l’arbitrage et à rembourser une partie des frais de représentation juridique de l’Uruguay, à hauteur de 7 millions USD.

Le contexte

Les demandeurs étaient Philip Morris Brand Sàrl et Philip Morris Products S.A., deux entreprises suisses, et Abal Hermanos S.A. (Abal), une entreprise uruguayenne acquise par le groupe Philip Morris en 1979. Philip Morris International Inc., basée aux États-Unis, est l’entreprise mère des trois demandeurs, appelés “Philip Morris” dans le présent article.

Afin de lutter contre les graves effets sur la santé publique et sur l’économie du fort taux de tabagisme du pays, l’Uruguay est devenu partie à la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac (CCLAT), et a promulgué une série de mesures nationales de contrôle du tabac. Les mesures contestées par Philip Morris étaient notamment l’ordonnance 514 du 18 août 2008 (la Réglementation relative à l’emballage unique [REU]) et le décret présidentiel 287/009 du 15 juin 2009 (la Réglementation 80/80).

La REU exigeait l’apposition d’avertissements graphiques et textuels sur la partie inférieure des paquets de cigarettes. Elle interdisait également l’utilisation des noms de produits. Par exemple, afin de s’y conformer, Philip Morris devait retirer les mentions Légères, Bleues, Menthe fraîche, et ne conserver que Marlboro rouge. La Réglementation 80/80 augmenta la taille des avertissements, de 50 à 80 % de la surface du paquet.

En plus de contester ces deux mesures devant les tribunaux uruguayens, Philip Morris déposa une demande d’arbitrage auprès du CIRDI le 19 février 2010, arguant que l’Uruguay avait exproprié son investissement et l’avait privé d’un traitement juste et équitable (TJE), entre autres violations du Traité bilatéral d’investissement (TBI) Suisse-Uruguay.

L’expropriation indirecte : le recours et la structure de l’analyse du tribunal

Philip Morris arguait que la REU avait exproprié plusieurs de ses noms de produits, notamment l’image de marque et les droits de propriété intellectuelle connexes. L’entreprise avançait en outre que la Réglementation 80/80 avait détruit l’image de marque des noms de produits restants, en privant Philip Morris de sa capacité à demander un prix supérieur pour eux, et donc en affectant ses produits. L’Uruguay niait que les mesures étaient expropriatrices, et arguait que, même si elles l’étaient, elles n’affectaient pas de manière substantielle la valeur de l’entreprise.

Le tribunal se basa sur le point non-contesté que les marques de commerce et l’image de marque connexe sont des investissements protégés au titre du TBI, et supposa que les marques de Philip Morris continuaient d’être protégées au titre de la loi uruguayenne sur les marques même après les changements motivés par les mesures contestées. Il centra ensuite son analyse sur deux questions : premièrement, une marque de commerce confère-t-elle un droit à utiliser ou seulement un droit à être protégé contre l’utilisation par d’autres ? Deuxièmement, les mesures en question expropriaient-elles l’investissement de Philip Morris ?

Les marques de commerce confèrent un droit exclusif excluant les autres de l’utilisation, mais pas un droit absolu d’utilisation

Pour répondre à la première question, le tribunal analysa le cadre juridique applicable à la protection des marques de commerce en Uruguay : la loi n° 17,011 (loi sur les marques de commerce), la Convention de Paris pour la protection de la propriété intellectuelle (la Convention de Paris), l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) et le Protocole sur l’harmonisation des normes de propriété intellectuelle dans le MERCOSUR relatif au marques de fabriques, aux indications de sources et à la détermination de l’origine (le Protocole du MERCOSUR).

Le tribunal conclut qu’au titre de toutes ces sources de droit, « le détenteur d’une marque de commerce ne jouit pas d’un droit absolu à l’utilisation, échappant à toute réglementation, mais seulement d’un droit exclusif à exclure les tiers du marché de manière à ce que seul le détenteur de la marque de commerce ait la possibilité d’utiliser la marque de commerce, conformément aux réglementations adoptées par l’État » (para. 271).

La REU et la Réglementation 80/80 n’ont pas exproprié l’investissement de Philip Morris

Le tribunal rejeta également le recours fondé sur l’expropriation au sujet de la Réglementation 80/80. Puisque les marques continuent d’apparaitre sur les paquets de cigarettes, il considéra que la limitation à 20 % de la surface du paquet ne faisait que restreindre les modalités d’utilisation de la marque de commerce, mais qu’elle ne pouvait avoir un effet substantiel sur les activités commerciales du demandeur.

Plutôt que de considérer chacune des marques que Philip Morris avait dû cesser de produire lorsque la REU a été promulguée comme un investissement individuel, le tribunal considéra l’investissement de l’entreprise comme un ensemble, « puisque la mesure affectait ses activités dans leur ensemble » (para. 283). De ce point de vue, le tribunal conclut que la REU était loin d’entrainer une réduction substantielle de la valeur de l’investissement de Philip Morris. Même si l’investissement aurait pu être plus rentable sans la REU, le tribunal détermina qu’il ne pouvait y avoir d’expropriation indirecte puisque l’investissement conservait une valeur suffisante, même après la mise en œuvre de la mesure.

Le tribunal affirma en outre qu’en adoptant la REU et la Réglementation 80/80, l’Uruguay avait respecté ses engagements nationaux et internationaux de protection de la santé publique. Il affirma que les deux mesures avaient été prises de bonne foi, de manière non-discriminatoire et qu’elles étaient proportionnelles à l’objectif recherché. Aussi, selon le tribunal, les mesures constituait l’exercice légitime des pouvoirs politiques de l’Uruguay, ce qui ne peut constituer une expropriation. Le tribunal décida donc de rejeter le recours pour expropriation.

 Le recours fondé sur le TJE est rejeté en l’absence d’arbitraire et de violation des attentes légitimes

Le tribunal entama son analyse du TJE en se penchant sur l’argument de Philip Morris selon lequel les mesures contestées étaient arbitraires. Faisant référence à la norme du droit international dans l’affaire ELSI, qui définit l’arbitraire comme « une violation intentionnelle de l’application régulière du droit, un acte qui choque, ou au moins qui surprend la bienséance juridique » (para. 390), le tribunal conclut que les mesures n’étaient pas arbitraires. Il fut plutôt convaincu par le fait que l’Uruguay les avait adoptées de bonne foi dans le but de protéger la santé publique. En outre, contrairement à l’argument de Philip Morris selon lequel les mesures avaient été adoptées sans preuves scientifiques, le tribunal indiqua qu’elles se fondaient sur l’initiative de la CCLAT, qui est elle appuyée par des preuves scientifiques.

Compte tenu des circonstances de leur adoption, le tribunal détermina que les deux mesures étaient raisonnables, qu’elles n’étaient pas « arbitraires, extrêmement injustes, inéquitables, discriminatoires ou […] disproportionnées », et qu’elles avaient des « effets mineurs » sur les activités commerciales de Philip Morris (paras. 410 et 420). Le tribunal conclut à l’unanimité que l’adoption de la réglementation 80/80 ne violait pas le TBI. Et la majorité du tribunal arriva à la même conclusion s’agissant de la REU.

Cependant, l’arbitre nommé par le demandeur, Gary Born, n’était pas d’accord sur ce point, et conclut que l’emballage unique était une prescription manifestement arbitraire et déraisonnable « puisqu’elle n’était tout simplement pas utile pour atteindre son seul objectif affiché » (para. 196 de l’opinion divergente), à savoir « la protection des consommateurs contre les tactiques trompeuses des marques de commerce » (para. 172 de l’opinion divergente).

Selon Philip Morris, les mesures de l’Uruguay « éviscéraient » ses attentes légitimes d’exploiter les atouts de sa marque et de jouir de ses droits de propriété intellectuelle, et sapaient la stabilité du cadre juridique de l’Uruguay. Toutefois, s’appuyant sur EDF c. la Roumanie et El Paso c. l’Argentine, le tribunal nota que seuls des engagements ou des promesses spécifiques pouvaient donner lieu à des attentes légitimes, et que Philip Morris n’avait pas présenté les preuves d’engagements spécifiques pris par l’Uruguay au sujet des mesures antitabac. De plus, compte tenu de l’impact limité des mesures sur les activités commerciales de Philip Morris, il détermina que les mesures contestées ne modifiaient pas le cadre juridique au-delà de « la marge acceptée de modification » tolérée dans la norme de l’affaire El Paso.

Le tribunal rejette le recours de Philip Morris fondé sur le déni de justice

Philip Morris alléguait que les décisions contradictoires de deux cours uruguayennes – la Cour suprême de justice (CSJ) et le Tribunal administratif (TA) – au sujet de la Réglementation 80/80 équivalaient à un déni de justice. Toutefois, d’après la majorité, bien qu’« inhabituelle » et « surprenante », la contradiction n’était pas assez importante pour équivaloir à un déni de justice. D’après la majorité, « les conflits ouverts au sein d’un système juridique national sont regrettables mais ils n’ont rien d’inhabituels » (para. 529).

D’après Gary Born, l’arbitre à l’opinion divergente, les décisions contradictoires – toutes deux prononcées contre les recours de Philip Morris – équivalaient à un traitement de type « Pile, je gagne, face tu perds » (para. 40 de l’opinion divergente), et l’incapacité de l’Uruguay d’offrir à Philip Morris une enceinte judiciaire pour solutionner cette contradiction constituait un déni de justice.

Le deuxième recours fondé sur le déni de justice portait autour du fait que le TA avait rejeté la demande de Philip Morris d’annuler partiellement la REU, non pas sur la base de ses arguments, mais sur la base des arguments présentés par British American Tobacco dans une procédure différente portant sur la même réglementation. Tout en reconnaissant les irrégularités de procédure, le tribunal considéra que les affaires et les recours étaient très similaires et que les arguments de Philip Morris avaient été examinés, et conclut qu’il n’y avait pas de déni de justice.

Remarques : Le tribunal du CIRDI était composé de Piero Bernardini (président, nommé par le Secrétaire-général du CIRDI, de nationalité italienne), de Gary Born (nommé par le demandeur, de nationalité étasunienne) et de James R. Crawford (nommé par le défendeur, de nationalité australienne). La sentence, présentant la Décision sur la compétence du 2 juillet 2013 en annexe, est disponible sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7417.pdf.


Restructuration corporative et abus de droits : un tribunal de la CPA considère que les recours de Philip Morris contre l’Australie portant sur la loi sur l’emballage neutre sont irrecevables

Philip Morris Asia Limited c. le gouvernement du Commonwealth d’Australie, Affaire CPA n° 2012-12

Inaê Siqueira de Oliveira [*]

Le 21 novembre 2011, l’Australie a promulgué la loi sur l’emballage neutre des produits du tabac (Tobacco Plain Packaging Act), qui interdit de faire apparaitre des marques du commerce sur les paquets de cigarettes. Le même jour, Philip Morris Asia Limited (PM Asie) a déposé une notification d’arbitrage contre l’Australie au titre du traité bilatéral d’investissement (TBI) Hong-Kong-Australie, arguant que l’emballage neutre des produits du tabac équivalait à une expropriation de ses droits de propriété intellectuelle.

Une version expurgée de la décision rendue en décembre 2015 par le tribunal établi sous les auspices de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) a été publiée en mai 2016. Le tribunal a accepté l’une des objections de l’Australie – à savoir que le début de l’arbitrage reposait sur un abus de droits car Philip Morris avait modifié sa structure corporative afin de bénéficier de la protection du TBI alors que le différend était prévisible – et a refusé d’entendre l’affaire.

Les règles australiennes sur l’emballage neutre des produits du tabac

C’est en 1995 que l’Australie s’est intéressée pour la première fois à l’emballage neutre des paquets de cigarettes, mais l’initiative s’est affirmée dix ans plus tard, après que la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac soit entrée en vigueur en Australie. Les États parties à cette convention sont tenus de développer et de mettre en œuvre des mesures de contrôle du tabac, notamment l’interdiction totale de la publicité, de la promotion et du sponsoring.

En 2009, le groupe de travail australien sur la santé préventive a recommandé l’emballage neutre des produits du tabac, et un projet de loi interdisant l’apparition des marques de commerce et des logos sur les paquets de tabac a été présenté au sénat australien. Au cours des mois suivants, un vif débat autour de la loi sur l’emballage neutre a occupé l’Australie. Philip Morris s’est vigoureusement opposé à cette proposition de loi tout au long de la procédure législative, se disant « préoccupé par le caractère anticonstitutionnel » de la mesure (para. 110) et tout disposé à la contester dans le cadre d’un arbitrage le cas échéant.

En novembre 2011, le gouvernement a finalement réussi à obtenir le soutien nécessaire à l’adoption du projet de loi. L’Australie a donc promulgué la loi Tobacco Plain Packaging Act et a mis en œuvre les réglementations connexes.

La restructuration corporative de Philip Morris

 Philip Morris International Inc. (PMI) est l’un des premiers fabricants au monde de produits du tabac. Afin de gérer ses opérations dans les différentes régions du monde, PMI détient des dizaines de filiales et sociétés affiliées, qui forment le Groupe PMI.

Le demandeur, PM Asie, est une entreprise basée à Hong-Kong qui fait office de siège social pour les opérations de PMI. L’investissement, Philip Morris Australia (PM Australie), est une société de portefeuille enregistrée en Australie et qui détient toutes les parts de Philip Morris Limited (PML), une société commerciale qui fabrique, importe, commercialise et distribue les produits du tabac en Australie et dans la région.

Une entreprise du Groupe PMI, basée en Suisse, détenait PM Australie jusqu’au 23 février 2011, lorsque la propriété des filiales australiennes a été restructurée. PM Asie a acquis toutes les parts de PM Australie et est devenu le propriétaire direct de l’investissement du Groupe PMI en Australie. En outre, PM Asie alléguait gérer et contrôler les filiales australiennes depuis 2001.

D’après elle, la restructuration des filiales australiennes s’inscrivait dans le cadre d’une réorganisation de l’ensemble du groupe visant à « clarifier, rationnaliser et optimiser la structure corporative de PMI » (para. 466). En d’autres termes, PM Asie alléguait que la restructuration n’avait rien à voir avec les mesures relatives à l’emballage neutre au cœur de l’arbitrage.

Les objections de l’Australie à la compétence du tribunal : absence de contrôle de l’investissement depuis 2001, recevabilité irrégulière de l’investissement, absence de compétence ratione temporis et abus de droits 

Puisque le tribunal de la CPA a accepté la demande de l’Australie de bifurquer la procédure, la décision de décembre 2015 ne porte que sur les questions de compétence et de recevabilité.

D’abord, l’Australie contestait le fait que PM Asie avait le contrôle des filiales australiennes de l’entreprise depuis 2001. Après avoir interprété le test du contrôle au titre du TBI, qui exige « un intérêt substantiel dans l’entreprise » (para. 497), le tribunal souligna que la surveillance et la gestion n’étaient pas des conditions suffisantes pour établir le contrôle, compte tenu de cet aspect spécifique du traité. Cependant, il ne trancha pas la question de l’objection sur ce test. Le tribunal s’éloigna de l’exercice d’interprétation et indiqua que PM Asie n’avait pas démontré qu’elle exerçait un contrôle de gestion des filiales australiennes. Il rejeta donc les allégations de PM Asie au motif que l’entreprise n’avait pas présenté d’éléments attestant de son contrôle.

Ensuite, l’Australie affirmait que l’investissement n’était pas recevable au titre du droit et des politiques d’investissement de l’Australie, tel que l’exige le TBI, car PM Asie n’avait pas fait connaitre son intention de présenter un différend au titre du TBI, et n’avait pas non plus décrit quels étaient les effets de la restructuration sur l’intérêt national, rendant le recours incomplet et donc trompeur. Cependant, puisque PM Asie avait une preuve prima facie de recevabilité – une lettre de non-objection émise par les autorités gouvernementales – le tribunal renversa la charge de la preuve et examina si l’Australie avait prouvé que l’investissement n’avait pas été reçu de manière légale.

Le tribunal ne fut pas convaincu par le fait que la divulgation de l’intention et la description des effets sur l’intérêt national étaient obligatoires. En outre, il souligna que, bien que PM Asie n’ait pas révélé rechercher la protection du TBI, le Trésorier australien était au courant de l’intention de Philip Morris de contester les mesures sur l’emballage neutre. Selon le tribunal, l’affirmation de l’Australie selon laquelle elle ne connaissait pas l’intention de PMI « ressemble davantage à une reconnaissance d’une erreur dans ses propres procédures internes, où la question d’une politique publique potentiellement importante a été omise » (para. 518). Le tribunal rejeta donc cette objection.

Troisièmement, l’Australie alléguait que le tribunal n’avait pas compétence ratione temporis car le différend entre Philipe Morris et l’Australie au sujet de la loi sur l’emballage neutre était survenu avant que PM Asie n’acquière les parts de PM Australie. Pour l’Australie, « l’existence d’un différend est une question de fond » (para. 525) et un différend au sujet de la loi sur l’emballage neutre existait sur le fond avant la restructuration corporative du groupe PMI.

Le tribunal n’était pas d’accord. S’appuyant sur l’affaire Gremcitel c. Pérou, il souligna que « lorsque le motif de l’action se fonde sur une violation du traité, le test de l’objection ratione temporis consiste à déterminer si un demandeur a réalisé un investissement protégé avant la réalisation de la violation supposée » (para. 529). En l’espèce, la condition de la compétence ratione temporis a été respectée puisque l’investissement (c’est-à-dire l’acquisition des parts) a été réalisé avant la violation supposée (c’est-à-dire la loi sur l’emballage neutre des produits du tabac de novembre 2011).

La dernière objection de l’Australie – mais néanmoins décisive – reposait sur le fait que le recours de PM Asie constituait un abus de droits. L’Australie arguait que, même si le tribunal avait compétence ratione temporis, il ne pouvait l’exercer puisque l’acquisition de la compétence était abusive. Selon l’Australie, Philip Morris avait modifié sa structure corporative pour obtenir la protection du TBI pour un différend existant ou prévisible. Aussi, selon elle, le recours constituait un abus de droits et n’était pas recevable.

Sur la base d’un examen de la jurisprudence des arbitrages en matière d’investissement sur l’abus de droits, le tribunal rappela que « la restructuration d’un investissement en vue d’obtenir les bénéfices d’un TBI n’est pas en soi illégitime » (para. 540) et que ce qui rend un restructuration légitime ou non est l’existence d’un différend prévisible. Pour savoir si l’acquisition de la compétence était abusive ou non, le tribunal devait répondre à une question essentielle : pouvait-on raisonnablement prévoir un différend au sujet de l’emballage neutre avant la restructuration donnant lieu à l’acquisition de PM Australie par PM Asie?

D’après le tribunal, c’était possible. S’appuyant sur l’affaire Tidewater c. Venezuela, le tribunal définit la prévisibilité comme « une perspective raisonnable […] qu’une mesure pouvant donner lieu à un recours au titre d’un traité se matérialise » (para. 554). En appliquant ce critère plus faible pour définir la restructuration abusive, il s’éloigna de la définition retenue dans l’affaire Pac Rim c. El Salvador, qui exigeait « une très forte probabilité » qu’un différend ne survienne.

Appliquant le test à l’affaire, le tribunal compris qu’au moment où PM Asie avait acquis PM Australie, il n’y avait aucun doute quant à la volonté de l’Australie d’imposer l’emballage neutre. Un différend était donc prévisible. En outre, compte tenu des preuves présentées, le tribunal rejeta les allégations de Philip Morris selon lesquelles la fiscalité et d’autres raisons commerciales avaient été déterminantes dans la décision de restructurer.

En bref, le tribunal conclut que Philip Morris avait commis un abus de droits puisqu’elle avait modifié sa structure corporative pour obtenir la protection du TBI alors qu’un différend spécifique contre l’Australie au sujet de l’emballage neutre était raisonnablement prévisible. Il considéra donc tous les recours irrecevables et refusa d’exercer sa compétence sur l’affaire, reportant la question des coûts à la décision finale.

Remarques : le tribunal arbitral était composé de Karl-Heinz Böckstiegel (le président nommé par le Secrétaire-générale de la CPA, de nationalité allemande), de Gabrielle Kaufmann-Kohler (nommée par le demandeur, de nationalité suisse) et de Donald M. McRae (nommé par le défendeur, de nationalité canadienne). La décision est disponible sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7303_0.pdf.


Un tribunal du CIRDI accepte l’objection du Panama fondée sur l’abus de procédure ; Transglobal condamné à payer les coûts de l’arbitrage et la majorité des frais juridiques du Panama

Transglobal Green Energy, LLC et Transglobal Green Panama, S.A. c. la République du Panama (Affaire CIRDI n° ARB/13/28)

Inaê Siqueira de Oliveira [*]

Dans la procédure lancée par Transglobal Green Energy, LLC (une entreprise basée aux États-Unis) et Transglobal Green Panama S.A. (une entreprise basée au Panama) contre le Panama au titre du traité bilatéral d’investissement (TBI) États-Unis-Panama, un tribunal du CIRDI a accepté l’objection du Panama fondée sur l’abus de procédure. Soulignant que Transglobal avait abusé du système des traités d’investissement internationaux pour présenter son recours, le tribunal déclina sa compétence et condamna Transglobal à payer les coûts de l’arbitrage ainsi que la majeure partie des frais juridiques du Panama.

Puisque le tribunal a accepté la demande du Panama de bifurquer la procédure, la décision ne porte que sur la compétence et les coûts de l’arbitrage. En fait, puisque le tribunal a accepté l’objection fondée sur l’abus de procédure, il considéra qu’il n’était pas nécessaire d’examiner les autres objections du Panama, qui portaient sur l’absence d’investissement, la renonciation au droit à présenter un différend, la clause de la Nation la plus favorisée (NPF) et la prise de contrôle nationale de l’investissement.

Faits pertinents I : la concession de Bajo de Mina et la décision de la Cour suprême

Le recours de Transglobal découlait d’événements remontant à 2005. En mai de cette année-là, La Mina Hydro-Power Corp. (La Mina), une entreprise panaméenne, a conclu un contrat de concession avec l’Autorité panaméenne des services publics (en espagnol, la Autoridad Nacional de los Servicios Publicos [ASEP]) afin de concevoir, construire et exploiter une centrale hydroélectrique à Bajo de Mina.

La Mina n’ayant pas démarré la construction de la centrale dans les délais fixés, l’ASEP a émis une résolution annulant le contrat de concession. En réponse, La Mina a demandé à la Cour suprême du Panama de prendre des mesures conservatoires contre l’annulation du contrat, et de réviser la décision administrative. La Cour suprême a rejeté la demande de mesures conservatoires.

En attendant la décision de la Cour suprême sur la révision de l’annulation du contrat, l’ASEP a conclu un autre contrat de concession pour le même projet avec une autre entreprise, Ideal Panama S.A., qui entama la construction de la centrale. En novembre 2010, la Cour suprême décida que le contrat entre La Mina et l’ASEP restait en vigueur et ordonna la restitution de la concession à La Mina, mais celle-ci n’a pas été immédiate.

Faits pertinents II : Transglobal Green Energy entre dans l’arène

Un mois après que la Cour suprême n’ait rendu sa décision, qui n’était toujours pas exécutée, M. Julio Lisac, le propriétaire de La Mina, a signé un Protocole d’accord avec Transglobal Green Energy (TGGE). En septembre 2011, les deux entreprises conclurent un Accord de partenariat et de transfert (APT), qui prévoyait la création de Transglobal Green Energy Panama (TGGE Panama), une entreprise ad hoc créée pour le projet d’hydroélectricité à Bajo de Mina.  Notons que l’objectif affiché de l’APT était « la recherche individuelle et collective et l’obtention de mécanismes d’exécution du jugement du 11 novembre 2011 [sic], et l’acquisition par le partenariat des droits de concession » (para. 85). Peu de temps après, TGGE Panama a été enregistrée, M. Lisac et TGGE étant les seuls actionnaires. Bien que TGGE détînt70 % des parts, le tribunal détermina plus tard que les modalités de vote et le principe d’exécution exclusive attribué à M. Lisac dévoilait « l’intention de M. Lisac de conserver le contrôle de facto de TGGE Panama (para. 111).

Lisac demanda le transfert des droits de concession de Bajo de Mina à TGGE Panama. Ensuite, en janvier 2012, avant que l’ASEP ne se soit prononcée sur la demande de transfert, le Conseil des ministres, un organe délibératif d’État de haut niveau, autorisa une saisie administrative de la concession « pour des raisons sociales prioritaires » (para. 69).

L’ASEP mit en œuvre la saisie administrative du contrat de concession. Dès lors, M. Lisac a lancé plusieurs procédures judiciaires afin de récupérer les droits de la concession. Le 19 septembre 2013, sa demande d’arbitrage a été déposée au CIRDI.

L’abus de procédure par Transglobal

 Le tribunal commença son analyse de la compétence par l’examen de l’objection fondée sur l’abus de procédure, « car l’existence d’un abus de procédure est une question préliminaire qui empêcherait le tribunal d’exercer sa compétence, même si celle-ci est reconnue » (para. 100).

Le Panama affirmait que Transglobal « tentait de créer une compétence internationale artificielle sur un différend national […] en impliquant un investisseur étranger dans la propriété d’un projet national, alors que le projet faisait déjà l’objet d’un différend national » (para. 85). Afin de prouver que le différend entre M. Lisac et le Panama avait EU lieu avant l’investissement de Transglobal, le pays dressa la liste de plusieurs événements, par exemple la décision de l’ASEP de mettre fin au contrat de concession en 2006, et la décision de la Cour suprême de 2010. Transglobal ne présenta aucun contre-argument à cette objection ; en fait l’entreprise n’a pas présenté de contre-mémoire sur la compétence.

Citant l’affaire Phoenix c. la République tchèque, le tribunal affirma qu’« il existe une série de décisions cohérentes prises par les tribunaux arbitraux en lien avec les objections à la compétence fondées sur un abus du système des traités d’investissement » (para. 102). D’après cette série d’affaires, le transfert d’un investissement national à une entreprise étrangère en vue de tenter d’obtenir la protection d’un TBI pour un différend préexistant représente un abus de droit, et empêche l’exercice de la compétence.

En déterminant si M. Lisac avait tenté d’internationaliser son différend national avec le Panama afin de bénéficier de la protection du TBI, le tribunal remarqua que l’exécution de la décision de la Cour suprême de 2010 avait pris une place prépondérante dans l’APT signé entre M. Lisac et TGGE. Le tribunal indiqua en effet qu’au titre de l’APT, TGGE s’était avant tout engagée à contribuer à l’exécution de la décision. En outre, selon le tribunal, les modalités de vote au titre de l’APT révélaient « l’intention de M. Lisac de conserver le contrôle de facto de TGGE Panama, quel que soit le pourcentage des parts détenues, tout en bénéficiant de la nationalité étrangère de TGGE, aux fins de poursuivre l’arbitrage » (para. 111).

Dans ses remarques finales sur cette objection, le tribunal observa que les faits nouveaux révélaient un « lien étroit entre la procédure en cours au Panama et la présente procédure » (para. 113). À deux reprises, Transglobal a demandé la suspension de l’arbitrage compte tenu des faits nouveaux dans la procédure nationale en cours au Panama. Selon le tribunal, ces demandes de suspension, faites alors que Transglobal attendait la mise en œuvre de la décision de 2010, démontraient que l’entreprise recherchait un règlement international à un différend national préexistant.

Les coûts de l’arbitrage et les frais juridiques

Se penchant sur la question des coûts, le tribunal reconnu que dans les affaires impliquant un abus de procédure, « les tribunaux ont tendance à décider que le demandeur doit payer les coûts de l’arbitrage, [mais] les choses sont moins claires s’agissant des frais de représentation juridique » (para. 125). Pour illustrer cette fracture, il cita de nouveau l’affaire Phoenix, dans laquelle le demandeur a été condamné à payer les frais de représentation juridique du défendeur, et l’affaire Renée Rose Levy c. le Pérou, dans laquelle le demandeur a été condamné à payer une part raisonnable – selon le tribunal – de ces frais.

Le tribunal adopta pour l’approche de l’affaire Renée Rose Levy, et détermina que le demandeur devait payer les coûts de la procédure d’arbitrage, ainsi que les frais de représentation juridique du défendeur « à condition qu’ils soient raisonnables » (para. 126).

Le Panama avait argué que la conduite de Transglobal tout au long de l’arbitrage – la non-présentation des traductions de documents importants, la présentation de preuves documentaires incohérentes et les demandes de suspensions en sachant que le Panama s’y opposerait – avait inutilement compliqué sa défense. Le tribunal considéra que Transglobal avait eu une attitude désinvolte » (para. 126) et, compte tenu du déroulement de la procédure, conclut que Transglobal devait payer les frais de représentation juridique du Panama, à l’exception de quelques demandes précoces rejetées de transfert des coûts et de mesures provisoires liées à la sécurité des coûts.

Le Panama avait également demandé que le tribunal, sur la base de son autorité générale au titre de l’article 61(2) de la Convention du CIRDI, ordonne que tous les fonds restants sur le compte administratif soient octroyés au Panama. Le tribunal rejeta cette demande car selon lui, « il n’avait pas l’autorité pour prendre une telle décision » (para. 129).

Remarques : le tribunal arbitral était composé de Andrés Rigo Sureda (le président nommé par les coarbitres, de nationalité espagnole), de Christoph H. Schreuer (nommé par le demandeur, de nationalité autrichienne) et de Jan Paulsson (nommé par le défendeur, de nationalités bahreinie, française et suédoise). La décision du 2 juin 2016 est disponible sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7336.pdf.


Le demandeur ne respecte pas le délai de trois ans prévu par l’ALÉAC-RD

Corona Materials, LLC c. la République dominicaine, Affaire CIRDI n° ARB(AF)/14/3

María Florencia Sarmiento [*]

Un tribunal du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) s’est déclaré incompétent dans une affaire opposant Corona Materials LLC (une entreprise des États-Unis) à la République dominicaine. Dans une décision du 31 mai 2016, le tribunal conclut que la demande d’arbitrage de Corona était prescrite puisque le demandeur n’avait pas respecté un délai de trois ans prévu par l’Accord de libre-échange d’Amérique centrale-République dominicaine (ALÉAC-RD).

Le contexte et les recours 

L’affaire concerne un projet minier incluant la construction et l’exploitation d’une mine en République dominicaine, qui aurait permis à Corona d’exporter des granulas de construction.

En 2007, Corona a présenté une demande pour exploiter une concession, et quelques mois plus tard, une demande pour l’obtention d’une licence environnementale. Corona arguait que la procédure était trop longue, et la République dominicaine répondait que Corona elle-même avait retardé la procédure en oubliant des documents et en modifiant la portée du projet à plusieurs reprises.

En août 2010, le ministère de l’Environnement a informé Corona qu’il rejetait sa demande de licence puisque son projet n’était pas « respectueux de l’environnement » (para. 43). Corona affirmait que le refus n’était pas motivé, tandis que le défendeur arguait que la communication présentait à la fois la décision et les raisons du refus. En octobre 2010, Corona présenta une demande de réexamen à laquelle elle n’a pas reçu de réponse formelle. D’après la République dominicaine, le délai de présentation d’une demande de réexamen avait expiré.

Corona lança un arbitrage contre la République dominicaine le 30 juillet 2014, pour contester les mesures suivantes : (i) le rejet de la demande de licence environnementale, ce qui, d’après Corona, violait les articles de l’ALÉAC-RD sur le traitement national et la norme minimale de traitement (notamment le traitement juste et équitable, et la protection et la sécurité intégrales), et constituait une expropriation indirecte, et (ii) l’absence de réponse à la demande de réexamen, qui équivalait à un déni de justice.

La République dominicaine contestait tous les recours, et s’opposait à la compétence du tribunal, alléguant que les mesures supposées avaient eu lieu après le délai de trois ans prévu par l’article 10.18(1) de l’ALÉAC-RD. La disposition prévoit que « [a]ucune plainte ne pourra être soumise à l’arbitrage au titre de cette section si plus de trois ans se sont écoulés depuis la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance de la violation alléguée […] et connaissance que le demandeur […] ou l’entreprise […] a subi des pertes ou des dommages ».

Le tribunal s’attèle à analyser si le demandeur a respecté le délai de prescription de trois ans

Le tribunal remarqua que la formulation de la disposition sur le délai de prescription dans l’ALÉAC-RD était très similaire à celles des dispositions correspondantes dans les articles 1116(2) et 1117(2) de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Suivant les tribunaux de l’ALENA des affaires Grand River c. États-Unis et Feldman c. Mexique, le tribunal conclut que le délai ne peut être « suspendu, prolongé ou autrement modifié » (para. 192).

Selon lui, la « date critique » (para. 199) était la date la plus tôt à laquelle Corona aurait pu avoir connaissance réelle ou présumée de la violation ou des dommages. Puisque la demande d’arbitrage était datée du 10 juin 2014, le tribunal fixa la date critique trois ans plus tôt, soit le 10 juin 2011, et s’attela à déterminer si Corona avait connaissance des dommages avant la date critique.

Quand le demandeur a-t-il eu connaissance réelle ou présumée ?

Le tribunal considéra que la mesure essentielle prise par la République dominicaine était le refus par le ministère de l’Environnement d’accorder la licence environnementale, notifié à Corona par un courrier daté du 18 août 2010, et stipulant expressément le caractère définitif de la décision.

Il considéra d’autres preuves montrant que, début 2011, Corona envisageait déjà la possibilité de lancer un arbitrage au titre de l’ALÉAC-RD, comme l’indiquent les échanges entre Corona et les autorités locales. S’agissant de la connaissance des pertes ou dommages, un courrier datant de la même période prouve que Corona était non seulement consciente de ses pertes, mais également en mesure d’en estimer le montant (342 millions USD).

Selon le tribunal, lorsque Corona faisait connaitre son avis en février 2011 en adressant un courrier au ministère de l’Environnement lui demandant de réexaminer sa décision du 18 août 2010, elle reconnaissait explicitement avoir connaissance des dommages. Puisque ces faits s’étaient produits avant la date critique, le tribunal conclut que Corona n’avait pas respecté le délai de prescription prévu par l’article 10.18(1) de l’ALÉAC-RD.

Le tribunal se penche sur la question du déni de justice

Corona affirmait que le déni de justice allégué constituait une violation distincte du refus d’accorder une licence environnementale. Avant d’examiner quand Corona avait eu connaissance des dommages subis, le tribunal avait déjà conclut que ce recours n’était pas fondé, puisque le fait que la République dominicaine n’ait pas voulu réexaminer son refus d’accorder la licence représente une confirmation implicite de sa décision précédente.

Bien qu’il ait pu s’en tenir à sa conclusion selon laquelle le recours de Corona était prescrit, le tribunal considéra qu’il était approprié de se pencher sur la question du déni de justice, à laquelle Corona avait donné de l’importance au fil de la procédure. Corona avait notamment affirmé que pendant plus de cinq ans et demi, la République dominicaine avait refusé de répondre à sa demande de réexamen.

Premièrement, le tribunal n’était pas d’accord avec Corona et conclut que l’action administrative d’un tribunal de première instance ne peut constituer un déni de justice au titre du droit international coutumier. En outre, il souligna que l’ALÉAC-RD n’est pas formulé en des termes généraux, mais précise au contraire les différentes formes de « procédures judiciaires », et donc que toutes les questions, actions ou procédures pénales, civiles ou administratives ne relèvent pas nécessairement de sa portée. Le tribunal remarqua qu’aucune procédure judiciaire administrative n’était en cours au moment où Corona a présenté sa demande de réexamen.

De plus, le tribunal indiqua que, même si l’on considérait que la demande de réexamen avait donné lieu à une procédure administrative, le tribunal devrait analyser si les recours locaux ont été épuisés en l’espèce, puisque ceux-ci doivent être épuisés pour établir un déni de justice. Rappelant qu’un déni de justice est une défaillance systémique du système judiciaire d’un État, le tribunal conclut que Corona n’avait pas démontré qu’une nouvelle action dans le cadre du système judiciaire national dominicain n’aurait servi à rien.

Finalement, le tribunal rejeta l’argument de Corona au titre de l’exigence de renonciation prévue par l’article 10.18(2), qui exige d’un demandeur qu’il renonce d’abord à « tous ses droits de lancer ou de poursuivre devant tout tribunal judiciaire ou administratif au titre du droit de l’une ou l’autre des Parties, ou devant tout autre organe de règlement des différends, toute action portant sur des mesures constituant supposément une violation », et prévoit ensuite la possibilité de mener une action pour l’obtention de mesures provisoires et conservatoires n’impliquant pas le paiement de dommages en attendant la conclusion de l’arbitrage au titre de l’ALÉAC-RD.

Corona arguait que la renonciation requise pour la présentation d’une demande d’indemnisation lui interdisait de lancer une procédure devant les tribunaux nationaux dominicains. Le tribunal n’était cependant pas d’accord, et considérait que les termes de l’Accord étaient très clairs. Le tribunal indiqua également que l’ALÉAC-RD prévoit une clause d’option irrévocable qui n’interdisait pas à Corona de se tourner vers les tribunaux locaux, mais lui interdisait de présenter une demande pour la même violation alléguée aux tribunaux locaux et à l’arbitrage international.

En conclusion, le tribunal décida qu’au titre de l’ALÉAC-RD, il ne pouvait pas rendre une décision favorable à Corona sur le déni de justice.

La décision et les coûts

Le tribunal décida que la demande d’arbitrage était prescrite et qu’il n’avait pas compétence sur les recours. Il ordonna à chacune des parties de payer la moitié des coûts de l’arbitrage, en plus de ses propres frais juridiques.

 Remarques : le tribunal du CIRDI était composé de Pierre-Marie Dupuy (président proposé par le président du Conseil administratif et nommé sur accord des parties, de nationalité française), de Fernando Mantilla-Serrano (nommé par le demandeur, de nationalité colombienne), et de J. Cristopher Thomas (nommé par le défendeur, de nationalité canadienne). La décision est disponible sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7314.pdf. 


Le Venezuela est condamné à verser 1,202 milliards USD plus intérêts à l’entreprise minière canadienne Crystallex pour violation du TJE et expropriation

Crystallex International Corporation c. la République bolivarienne du Venezuela, Affaire CIRDI n° ARB(AF)/11/2

Martin Dietrich Brauch [*]

Dans une sentence de 273 pages rendue le 4 avril 2016, un tribunal du mécanisme supplémentaire du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) condamnait le Venezuela à verser 1,202 milliards USD plus intérêts à l’entreprise minière canadienne Crystallex International Corporation (Crystallex). Le tribunal considéra que le refus d’accorder un permis environnemental à Crystallex et la résiliation de son contrat minier, entre autres actions du Venezuela, constituaient un programme politique national de haut-niveau visant à nationaliser une mine d’or sans indemnisation.

Le contexte et les recours

Le 17 septembre 2002, Crystallex et Corporación Venezolana de Guayana (CVG), une entreprise d’État vénézuélienne, conclurent un contrat d’exploitation minière (CEM) pour le développement de concessions minières dans la région de Las Cristinas. Située au cœur de la réserve forestière nationale d’Imataca au Venezuela, cette région abriterait d’importants gisements d’or.

Entre 2003 et 2008, Crystallex demanda les permis nécessaires. Afin de répondre à certaines préoccupations du Venezuela, Crystallex dû présenter une étude d’impact environnemental révisée. Plus tard, dans un courrier du 16 mai 2007, le ministère de l’Environnement exigea de Crystallex qu’elle verse une caution pour « garantir la mise en œuvre des mesures proposées dans le document présenté aux fins de l’évaluation d’impact environnemental du projet, qui a été analysé et approuvé par ce bureau ». Le courrier affirmait ensuite qu’une fois la caution versée, « le permis environnemental […] serait délivré » (para. 561).

Bien que Crystallex ait versé la caution et payé les taxes environnementales, le ministère de l’Environnement refusa le permis environnemental dans un courrier daté du 14 avril 2008, pour des préoccupations liées à l’impact du projet sur l’environnement et les peuples autochtones de la réserve d’Imataca. Dans plusieurs déclarations politiques entre 2008 et 2010, le président de l’époque Hugo Chávez et des représentants de haut-niveau avaient exprimé l’intention du Venezuela de nationaliser les gisements d’or du pays, y compris Las Cristinas.

Crystallex notifia le ministère des Mines de l’existence d’un différend au titre du traité dès novembre 2008. Toutefois, ce n’est que le 16 février 2011 – après que CVG ait officiellement résilié le CEM le 3 février 2011 – que Crystallex a lancé l’arbitrage contre le Venezuela, pour expropriation de son investissement et non-respect du traitement juste et équitable (TJE) et de la protection et la sécurité intégrales, en violation du traité bilatéral d’investissement (TBI) Canada-Venezuela. Crystallex réclamait des dommages d’un montant de 3,16 milliards USD plus intérêts.

Le Venezuela a frustré les attentes légitimes de Crystallex, entre autres violations du TJE

Le tribunal s’est penché sur la jurisprudence – notamment les affaires Rumeli c. le Kazakhstan, Lemire c. l’Ukraine et Bayindir c. le Pakistan – pour déterminer le contenu de la norme TJE contenue dans le traité, et conclut qu’elle couvre un ensemble d’éléments communs pertinents en l’espèce : « la protection des attentes légitimes, la protection contre un traitement arbitraire et discriminatoire, la transparence et la cohérence » (para. 543). Il ajouta que la conduite de l’État ne doit pas nécessairement être manifeste ou relever de la mauvaise foi pour que la norme soit violée.

Selon le tribunal, la plupart des attentes supposées de Crystallex présentaient une « circularité argumentaire » (para. 55) ou étaient « trop générales et imprécises » (para. 553) pour établir la frustration des attentes légitimes, et donc la violation du TJE. Cependant, en examinant le courrier du 16 mai 2007 de plus près, le tribunal considéra que celui-ci indiquait clairement que le Venezuela avait terminé son analyse du document et qu’il délivrerait le permis une fois que la caution aurait été versée, et donc que le courrier créait des attentes légitimes sur lesquelles Crystallex s’est fondée en versant la caution et en payant les taxes environnementales.

Chose importante, le tribunal ne fut pas d’accord avec la suggestion de Crystallex selon laquelle elle avait droit au permis environnemental. « Du point de vue du droit international, un État ne peut être considéré comme tenu d’octroyer un permis d’affecter les ressources naturelles, et il conserve toujours la liberté de le refuser s’il le considère approprié » (para. 581) affirma le tribunal.

Si le tribunal considéra que jusqu’au courrier du 16 mai 2007, « l’investisseur a[vait] été traité de manière claire » (para. 588), il conclut que le courrier refusant le permis daté du 14 avril 2008 contenait des éléments arbitraires et reflétait un manque de transparence et de cohérence. Le tribunal affirma par exemple que la référence du courrier au réchauffement climatique était « particulièrement inquiétante », et nota que « le fait de soulever cette préoccupation pour la première fois dans une tentative de justification du refus du permis [était] un exemple manifeste d’une conduite arbitraire et injuste » (para. 592).

Le tribunal s’offusqua également de l’absence de mention de données ou d’études scientifiques sous-tendant le refus, et affirma qu’il ne « comprenait pas comment les centaines de milliers de pages présentées par Crystallex, représentant des années de travail et des millions de dollars, pouvaient être aussi ouvertement ignorées » (para. 597). D’après le tribunal, ces « efforts considérables […] donnaient à Crystallex le droit de voir ses études correctement analysées et évaluées » (para. 597).

Le tribunal conclut que le courrier indiquant le refus du permis était foncièrement insuffisant et frustrait les attentes légitimes de Crystallex découlant du courrier du 16 mai 2007. Il considéra en outre, que le Venezuela avait soumis Crystallex à « des montagnes russes de déclarations contradictoires et incohérentes » (para. 606) avant la résiliation du CEM, violant par là la norme TJE au titre du TBI.

Le recours fondé sur la violation de la protection et la sécurité intégrales est rejeté car il s’agit de la sécurité physique, pas juridique

Crystallex prétendait que le concept de « protection et la sécurité intégrales » recouvrait la sécurité et la stabilité juridiques, tandis que le Venezuela affirmait que la norme se limitait à la sécurité physique. Le tribunal opta pour l’interprétation du Venezuela et fonda sa décision sur une série d’affaires, notamment Saluka c. la République tchèque et Rumeli c. le Kazakhstan. Puisque Crystallex n’avait ni prétendu, ni démontré que le Venezuela avait violé sa sécurité physique, le tribunal rejeta ce recours.

Le tribunal établit une expropriation indirecte dans trois séries d’actions du Venezuela

Compte tenu de la large définition de l’investissement dans le TBI, qui couvre les droits contractuels « de rechercher, de cultiver, d’extraire ou d’exploiter les ressources naturelles » (para. 661), le tribunal conclut que les droits de Crystallex au titre du CEM pouvaient être expropriés.

Trois séries d’actions, considérées conjointement, ont incité le tribunal à établir l’expropriation indirecte : d’abord, le refus d’accorder le permis environnemental et les événements connexes ; ensuite, les déclarations politiques faites par de hautes autorités politiques après le refus du permis, qui démontraient l’intention du Venezuela de nationaliser Las Cristinas et entrainèrent progressivement la réduction de la valeur de l’investissement de Crystallex ; et finalement, la résiliation du CEM.

Le tribunal évalua également le caractère légal de l’expropriation. Il accepta l’argument du Venezuela selon lequel l’expropriation avait été menée aux fins de l’intérêt public, et détermina que Crystallex n’avait pas établi que l’expropriation avait été menée de manière irrégulière ou discriminatoire. Toutefois, compte tenu que le Venezuela n’avait pas offert ni versé d’indemnisation rapide, adéquate et effective, le tribunal conclut que le Venezuela avait exproprié l’investissement de Crystallex en violation du TBI.

Le tribunal utilise la moyenne des résultats de deux méthodes pour déterminer le montant de l’indemnisation

Compte tenu de ses conclusions selon lesquelles le Venezuela avait cumulativement violé la norme TJE et la norme sur l’expropriation du TBI, le tribunal décida d’appliquer la norme de la réparation intégrale du droit international coutumier, et d’utiliser la méthode de la « juste valeur marchande ». Il choisit, comme le Venezuela, la date du 13 avril 2008 – soit un jour avant le refus du permis, considéré par le tribunal comme la première étape de l’expropriation insidieuse – comme la date appropriée pour l’évaluation de l’investissement.

Pour évaluer la juste valeur marchande de l’investissement, le tribunal se demanda d’abord s’il était approprié d’utiliser les approches prévisionnelles suggérées par Crystallex (toutes visant à calculer les gains manqués) ou l’approche rétroactive proposée par le Venezuela (l’approche des coûts, visant à calculer les dépenses de Crystallex dans l’investissement). La synthèse des coûts de Crystallex indiquait des dépenses d’un montant de 644,8 millions USD.

Le tribunal considéra qu’en l’espèce, il était approprié de choisir une méthodologie afin de calculer les gains manqués. Il se tourna vers les Normes et lignes directrices pour l’évaluation de propriétés minières de l’Institut canadien des mines, de la métallurgie et du pétrole pour confirmer son choix de méthode.

Il examina ensuite les quatre méthodes prévisionnelles suggérées par Crystallex. Rejetant les méthodes de la prime par rapport à la valeur active nette qui ne proposait pas de chiffre suffisamment fiable, et de la comparaison des ventes indirectes qui donnait des résultats spéculatifs excessifs, le tribunal accorda au demandeur une indemnisation de 1,202 milliards USD, compte tenu de la moyenne des résultats des méthodes boursière et des multiples de marché. Il lui accorda également des intérêts pré- et post-sentence au taux LIBOR USD sur une moyenne de 6 mois, plus un point, composés sur une année.

Crystallex avait également demandé au tribunal de déclarer que la sentence était nette d’impôts, tant au Venezuela qu’au Canada, mais le tribunal s’y opposa.

Considérant que « chacune des parties a[vait] présenté des arguments valables pour soutenir sa défense respective, et a[vait] agi de manière juste et professionnelle » (para. 959), le tribunal ordonna à chacune des parties de payer ses frais de représentation, et de partager équitablement les coûts du CIRDI.

Remarques : Le tribunal était composé de Laurent Lévy (président, nommé par les parties, de nationalité suisse et brésilienne), de John Y. Gotanda (nommé par le demandeur, de nationalité étasunienne) et de Laurence Boisson de Chazournes (nommée par le défendeur, de nationalité française). La sentence est disponible en anglais sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7194.pdf et en espagnol sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7195.pdf.


Un tribunal de l’ALENA rejette les recours contre le Canada portant sur son programme de tarifs de rachat garantis

Mesa Power Group, LLC c. le Gouvernement du Canada, CNUDCI, Affaire CPA n° 2012-17

Matthew Levine [*]

Un tribunal d’arbitrage constitué au titre de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a rendu son jugement, assorti d’une opinion divergente. Le tribunal a reconnu sa compétence au titre du Chapitre 11 sur l’investissement de l’ALENA.

La majorité du tribunal a déterminé que le programme de tarifs de rachat garantis (FIT) de l’Ontario – qui a créé une procédure d’appel d’offres pour les accords d’achat d’électricité (AAE) à long terme au titre de laquelle les entreprises vendent l’énergie propre au réseau provincial – constituait un marché public au sens de l’ALENA, et a donc rejeté certains recours. La majorité du tribunal détermina également que le Canada n’avait pas violé ses obligations internationales au titre de l’article 1105 de l’ALENA.

Le contexte

Le demandeur, Mesa Power Group, LLC (Mesa), est une entreprise enregistrée aux États-Unis. Mesa fait partie d’un groupe d’entreprises qui contrôle et développe des projets dans les énergies renouvelables, notamment dans le secteur de l’éolien.

En 2009, l’Ontario a mis en œuvre son programme FIT pour les producteurs d’électricité propre. Contrairement à ce que les autorités attendaient, un très grand nombre de demandes a été déposé. Bien que Mesa ait présenté un total de six demandes, notamment deux dans la toute première phase, elle n’a au final pu conclure aucun AAE au titre du programme FIT. Notons que tous les projets de Mesa se situaient dans la région Bruce de l’Ontario. Après les deux premiers cycles d’appels d’offres au titre du programme FIT, la province a invoqué des contraintes matérielles de transport pour motiver son refus d’octroyer des AAE dans cette région.

En janvier 2010, alors que le programme FIT était en cours, la province d’Ontario a conclu un Accord d’investissement dans l’énergie verte (GEIA) avec un consortium mené par la multinationale Samsung. Au titre du GEIA, le consortium de Samsung devait établir et exploiter des usines de fabrication d’équipements solaires et éoliens en Ontario. En échange, le groupe Samsung obtenait entre autre, un accès prioritaire à certaines capacités de transport.

Mesa a envoyé au Canada une notification d’arbitrage au titre du Chapitre 11 de l’ALENA le 4 octobre 2011. Elle alléguait que le Canada avait traité Mesa et ses investissements moins favorablement que d’autres investisseurs dans des circonstances similaires, ce qui est contraire aux articles 1102 et 1103 ; qu’il avait imposé des prescriptions en matière de contenu national, ce qui est contraire à l’article 1106 ; et qu’il n’avait pas traité les investissements de Mesa conformément à la norme minimale de traitement du droit international, ce qui est contraire à l’article 1105. Mesa exigeait des dommages-intérêts d’environ 75 millions USD.

Le tribunal a été constitué le 16 juillet 2012, sous les auspices de la Cour permanente d’arbitrage (CPA). Ensuite, les trois arbitres ont signé la « Déclaration d’acceptation et la Déclaration d’indépendance et d’impartialité » en lien avec leur nomination. Le 4 mai 2015, l’arbitre présidente a révélé qu’elle présidait un arbitrage au titre du CIRDI dans lequel l’un des arbitres nommés par les parties était conseiller juridique.

Pas d’obligation de respecter la « période de refroidissement » pour chaque événement

Le Canada s’opposait à la compétence du tribunal au motif que les Parties à l’ALENA assujettissent leur consentement à l’arbitrage d’un éventuel demandeur aux procédures établies dans les articles 1118 et 1121 de l’ALENA et que Mesa ne les avait pas suivies.

Notamment, Mesa avait déposé sa notification d’arbitrage tout juste trois mois après que gouvernement de l’Ontario n’ait rendu la décision finale que l’entreprise souhaitait contester. Le Canada argua que Mesa n’avait pas respecté le période de refroidissement de six mois prévu par l’article 1120(1), et que le sens ordinaire de l’expression « événements entrainant le recours » de la disposition fait référence à tous les événements. Sur ce point, le Canada bénéficiait d’une communication par un tiers déposée par le Mexique. 

Le tribunal s’attela à interpréter l’article 1120(1) à la lumière des principes d’interprétation de la Convention de Vienne sur le droit des traités, et en gardant à l’esprit les objectifs établis par l’article 102(1) de l’ALENA. Au final il se rangea du côté de Mesa : si l’on acceptait l’argument du Canada, chaque nouvel événement lié à un recours exigerait d’un demandeur qu’il attende de nouveau six mois, et ce quelle que soit la nature secondaire ou auxiliaire du nouvel événement. Aussi, si des événements liés au même recours continuent de survenir, un demandeur serait dans les faits dans l’incapacité de lancer un arbitrage au titre de l’article 1116(1). Selon le tribunal, cette interprétation priverait effectivement la disposition de tout effet utile, ce qui serait contraire aux règles d’interprétation des traités.

Le programme FIT constitue un marché public

Selon le Canada, les obligations au titre des articles 1102, 1103, et 1106 de l’ALENA ne s’appliquaient pas aux investissements de Mesa, car le programme FIT constitue un « marché public » au sens des articles 1108(7)(a) et 1108(8)(b), qui prévoient des réserves et des exceptions aux protections offertes aux investissements au titre de l’ALENA. Puisque le Chapitre 11 de l’ALENA ne définit pas le marché public, le Canada argua que le tribunal devait accepter la large approche adoptée lors d’arbitrages précédents au titre de l’ALENA, par exemple dans ADF c. les États-Unis et UPS c. le Canada, ainsi que par les rapports du Groupe spécial et de l’Organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce dans l’affaire Canada — énergie renouvelable. Mesa invoqua au contraire la clause de la nation la plus favorisée de l’article 1103 de l’ALENA et le meilleur traitement offert au titre de la pratique subséquente, par exemple dans l’Accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APPI) Canada-République Tchèque.

S’agissant de l’argument du demandeur relatif à la clause NPF, le tribunal observa que « [p]our que la clause NPF d’un traité puisse permettre l’importation d’une norme plus favorable de traitement d’un traité avec un tiers, il faut d’abord déterminer si la clause NPF du premier traité s’applique. En d’autres termes, il faut être assujetti au traité pour présenter des recours au sujet du traité. Cependant, […] pour que le demandeur puisse établir que l’article 1103 de l’ALENA s’applique, il doit démontrer que le programme FIT ne constitue pas un marché public » (paras. 401-402). Pourtant, au final Mesa n’a pas réussi à le faire, et le tribunal conclut que le programme FIT constituait bel et bien un marché public, et donc, il rejeta les recours au titre des articles 1102 et 1103.

Charles Brower n’était pas d’accord avec le fait que le programme FIT constitue un marché public.

Le tribunal tranche la question de la portée de la norme de traitement du droit international

Le tribunal examina les communications des parties au différend, et celles des parties à l’ALENA, non-parties au différend (les États-Unis et le Mexique) portant sur l’interprétation et la portée de l’article 1105. S’agissant de l’interprétation, le tribunal détermina que les Notes d’interprétation de certaines dispositions du Chapitre 11 de la Commission du libre-échange de l’ALENA (les Notes de la CLE) étaient contraignantes.

S’agissant de la portée de la norme minimale de traitement du droit international coutumier de l’article 1105, les parties divergeaient : Mesa arguait qu’elle avait évolué et avait maintenant les mêmes contenu et sens que la norme de traitement juste et équitable (TJE) dite « autonome », contenue dans les traités bilatéraux d’investissement (TBI) modernes, tandis que le Canada était d’avis que l’article 1105 ne créait en aucun cas une obligation non-limitée devant être définie par les tribunaux.

Après avoir examiné les positions des parties, le tribunal conclut à l’unanimité que la décision de l’affaire Waste Management IIavait correctement identifié le contenu de la norme minimale de traitement du droit international coutumier de l’article 1105. Sur cette base, il affirma que l’article 1105 contenait les dimensions suivantes : le « caractère arbitraire ; l’injustice « flagrante » ; la discrimination ; l’absence « totale » de transparence et de franchise dans la procédure administrative ; l’absence de procédure régulière « entrainant un résultat qui porte atteinte à l’opportunité judiciaire » ; et « l’incapacité manifeste » de rendre une justice naturelle dans la procédure judiciaire » (para. 502). Le tribunal affirma également qu’il fallait tenir compte du non-respect des attentes légitimes d’un investisseur à l’heure d’appliquer la norme, mais qu’en soit, cela ne constituait pas une violation de l’article 1105. En conclusion, le tribunal nota qu’à l’heure de définir le contenu de l’article 1105 « il faut tenir compte du fait que le droit international exige des tribunaux qu’ils respectent davantage la manière dont un État réglemente ses affaires internes » (para. 505).

L’opinion divergente porte sur la violation ou non par le Canada de l’article 1105

Même s’il était d’accord avec la formulation précédente de la norme applicable, Charles Brower n’était pas d’accord avec la conclusion selon laquelle le Canada n’avait pas violé l’article 1105. Selon lui, « [e]n outre – et l’on ne peut que trouver cela grotesque – tel que cela s’est passé, le consortium coréen avait obtenu la possibilité d’acquérir des candidats au programme FIT mal classés afin d’atteindre les 500 MW auxquels il avait droit, faisant ainsi passer les perdants devant les mieux classés, qui au final n’ont pas pu participer au programme FIT, compte tenu de la réduction des mégawatts disponibles » (para. 4 de l’opinion divergente).

Le Canada se sort largement bien de l’exercice de la répartition des coûts

Aux termes de l’article 1135(1) de l’ALENA, le tribunal est libre de répartir les coûts conformément aux règles d’arbitrage applicables. Il décida donc de suivre l’article 40 du Règlement de la CNUDCI de 1976 et détermina que le demandeur, en tant que partie succombante, devait payer l’intégralité des coûts de la procédure. S’agissant des coûts de représentation juridique, le Règlement de la CNUDCI n’est, en revanche, pas aussi tranché, et le tribunal considéra que le demandeur devait payer ses propres frais de représentation et 30 % de ceux du Canada.

Remarques : Le tribunal était composé de Gabrielle Kaufmann-Kohler (la présidente nommée par le Centre international pour le règlement des différends en matière d’investissements, de nationalité suisse), de Charles Brower (nommé par le demandeur, de nationalité étasunienne) et de Toba Landau (nommé par le défendeur, de nationalité britannique). La décision finale du 24 mars 2016 est disponible sur

http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7240.pdf et l’opinion divergente de Charles Brower sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7241.pdf.


TBI Turquie-Turkménistan : le tribunal détermine que les recours sont recevables, mais les rejette sur le fond

İçkale İnşaat Limited Şirketi c. le Turkménistan, Affaire CIRDI n° ARB/10/24

Matthew Levine [*]

Un tribunal arbitral du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a rendu sa décision dans l’affaire opposant une entreprise turque au Turkménistan. Il détermina que les recours étaient recevables, en dépit d’un accord d’arbitrage à la formulation inhabituelle contenu dans le traité bilatéral d’investissement (TBI) Turquie-Turkménistan. La sentence détermine également que le non respect de l’obligation de se tourner d’abord vers les tribunaux locaux n’empêchait pas la tenue de l’arbitrage.

Sur le fond, le tribunal n’adopta pas la théorie du demandeur selon laquelle les engagements substantifs du Turkménistan au titre d’autres traités d’investissement s’appliquaient en l’espèce au titre de la disposition du TBI sur la nation la plus favorisée (NPF). 

Le contexte

İçkale İnşaat Limited Şirketi (İçkale), une entreprise turque travaillant dans la conception, le développement et la construction de projets immobiliers et d’infrastructures, a ouvert une filiale au Turkménistan en 2004. Entre mars 2007 et juillet 2008, İçkale a conclu de nombreux contrats de construction avec diverses entreprises d’État turkmènes.

Par la suite, İçkale a commencé à rencontrer une certaine résistance chez ses partenaires commerciaux étatiques, qu’elle attribua en grande partie au jeu politique qui a suivi la mort du Président fondateur du Turkménistan. İçkale alléguait que la portée des travaux avait été étendue sans indemnisation supplémentaire, que les paiements subissaient des retards injustifiés et que le pays hôte imposait des sanctions injustes.

Le demandeur lança un arbitrage au titre du TBI sous les auspices du CIRDI en 2010. L’arbitrage portait sur 13 projets de construction, incluant des écoles, des crèches, un hôtel et un cinéma. İçkale réclamait 570 millions USD d’indemnisation pour les pertes qu’elle avait subie, et pour l’atteinte à sa réputation, sa bonne foi et à ses opportunités commerciales.

Les parties ne sont pas d’accord sur la clause novatrice d’option irrévocable

Le demandeur arguait que le TBI contenait un type de clause d’option irrévocable, qui prévoit que le recours aux tribunaux locaux est facultatif, mais que si un investisseur choisit cette voie, il ne peut soumettre son différend à un arbitrage que si les tribunaux locaux n’ont pas rendu une décision dans l’année. Pour le demandeur, il ne fallait tenir compte que des versions anglaise et russe du TBI, et la version russe était une traduction inexacte de la version anglaise.

Le défendeur argua que l’obligation de se tourner vers les tribunaux nationaux apparaissait dans les trois versions du TBI, c’est-à-dire dans les versions anglaise, russe et turque. Notons que selon la version russe du texte, l’expression en question ne pouvait se lire que comme étant « à condition que » ou « du moment que ». En outre, la clause contenant l’expression « à condition que, si » de la version anglaise n’a pas un sens ordinaire.

Le tribunal remarqua que, sans aucun doute possible, les deux versions anglaise et russe étaient authentiques, mais que les parties n’étaient pas d’accord quant à la traduction de la version russe en anglais. Il nota en outre que les règles d’interprétation des traités pertinentes figuraient dans la Convention de Vienne sur le droit des traités (CVDT), notamment dans les articles 31 à 33. L’article 33 porte notamment sur l’interprétation des traités authentifiés dans deux langues ou plus.

Le tribunal se penche sur l’interprétation des différentes versions du TBI

Le tribunal considéra que pour établir le sens du TBI il fallait d’abord se référer à la règle générale de l’interprétation des traités fixée dans l’article 31 de la CVDT. Lus dans le contexte, il était évident pour le tribunal que l’article VII(2) du TBI, et notamment la clause contenant l’expression « à condition que, si » était formulée de manière à laisser effectivement le sens ambigu ou obscur. Plutôt que de chercher une version « corrigée » de la disposition (para. 199), le tribunal était obligé de se tourner vers des moyens complémentaires d’interprétation au titre de l’article 32 de la CVDT.

Selon l’article 32, le tribunal peut notamment se tourner vers des moyens complémentaires d’interprétation comme par exemple vers les « travaux préparatoires et [les] circonstances dans lesquelles le traité a été conclu ». Il y avait toutefois peu de documents relatifs aux travaux préparatoires autres que ceux portant sur la version turque. Aussi, le tribunal devait à ce moment décider si cette version pouvait être considérée comme « authentique ». Le tribunal décida finalement que seules les versions anglaise et russe pouvaient être considérées comme authentiques, et se pencha de nouveau sur l’interprétation de l’expression « à condition que, si » à la lumière des moyens complémentaires d’interprétation disponibles, quoique limités, prévus par l’article 32 de la CVDT. Ici, les « circonstances dans lesquelles le traité a été conclu » prennent une importance considérable. Toutefois, les éléments n’étaient pas concluants et ne permettaient pas au tribunal de déterminer le sens de la version anglaise du TBI.

L’arbitre nommé par le demandeur – dans une opinion divergente, citée plus bas – n’était pas d’accord avec la majorité sur certaines caractérisations de preuves présentées par des experts et de certaines dispositions du traité. Malgré cela, au vu des faits, de la formulation du traité, de la pratique et des preuves de cette affaire, l’arbitre à l’opinion divergente accepta l’interprétation de l’article VII(2) par le tribunal.

La version russe contient une obligation de se tourner vers les tribunaux nationaux

Le tribunal s’est donc tourné vers l’interprétation de la version russe du TBI. Si le défendeur arguait que la version russe utilise une formulation manifestement contraignante, le demandeur maintenait qu’elle « pouvait être traduite d’une manière littéralement identique à la version anglaise » (para. 219). Après avoir étudié les éléments présentés par les experts, notamment les avis des experts et les exposés oraux, le tribunal décida d’accepter les preuves de l’expert du défendeur portant sur la correcte traduction du texte. Si la version anglaise restait obscure, la version russe était claire et non ambigüe. Le TBI ne stipulait pas quelle version linguistique faisait foi en cas de désaccord. Conformément à la règle pertinente d’interprétation des traités de l’article 33(4) de la CVDT, le tribunal conclut à la majorité qu’il fallait interpréter l’article VII(2) du TBI comme obligeant le recours aux tribunaux nationaux avant d’avoir le droit de lancer une procédure d’arbitrage international.

Les recours au titre de l’arbitrage international sont recevables

Après avoir déterminé que l’article VII(2) contient une obligation de se tourner d’abord vers les tribunaux nationaux, le tribunal devait étudier si İçkale l’avait respectée ou non. Le tribunal conclut que l’article VII(2) prévoit un test d’admissibilité, plutôt que de compétence.

Le demandeur reconnaissait ne pas avoir présenté le différend aux tribunaux nationaux, mais argua qu’une procédure nationale aurait été inutile et n’était donc pas nécessaire au titre du droit international bien établi remontant à l’affaire Selwyn en 1903. Le tribunal détermina que le test contenu dans le TBI ne faisait pas référence ou n’incorporait pas une règle du droit international coutumier, mais qu’il était plutôt une lex specialis dans le traité lui-même. S’agissant de l’admissibilité, les conséquences du non-respect de cette obligation par İçkale devaient être déterminées à la lumière de sa nature procédurale. Compte tenu de divers faits découlant de l’existence de différends connexes jugés par les tribunaux turcs, le tribunal conclut qu’il ne serait pas approprié d’exiger du demandeur qu’il présente d’abord le différend aux tribunaux locaux.

Bien qu’en accord avec la conclusion finale, l’arbitre nommé par le Turkménistan n’était pas d’accord avec l’interprétation de l’article VII(2) par le tribunal. Selon lui, l’article VII(2) était plus une question de compétence que d’admissibilité. Il n’était pas non plus d’accord, compte tenu des faits de l’affaire, avec la conclusion selon laquelle le non-respect par İçkale de l’obligation de présenter d’abord le différend aux tribunaux locaux n’entravait pas l’admissibilité des recours.

Aucune disposition ne permet d’importer des protections substantives d’autres traités du Turkménistan

Le tribunal devait également examiner la question de la disposition NPF. Le demandeur cherchait à invoquer la clause NPF et la clause de non-dérogation du TBI pour présenter des recours portant sur le traitement juste et équitable (TJE), la protection et la sécurité intégrale, la norme de non-discrimination et la clause parapluie. Selon İçkale, le terme « traitement » dans les articles du TBI devait être compris comme couvrant au moins les protections substantives offertes aux autres investisseurs étrangers. Le Turkménistan arguait que la clause NPF ne permettait de telles « importations » et que dans tous les cas la portée d’application de la clause se limitait aux « situations similaires » (para. 327).

Le tribunal détermina que le sens ordinaire des termes de la clause NPF suggérait que chacune des parties convenait d’accorder aux investissements un traitement pas moins favorable que celui accordé dans des situations similaires aux investissements des investisseurs d’un quelconque pays tiers. Les termes « traitement accordé dans des situations similaires » suggèrent notamment que l’obligation NPF exige la comparaison des situations factuelles en question.

Le tribunal n’était pas d’accord avec l’argument d’İçkale selon lequel toutes les questions, notamment les protections substantives qui ne sont pas expressément exclues de la portée de la clause NPF devraient être considérées comme incluses. Il ne fut pas non plus convaincu par l’argument selon lequel l’entreprise pouvait s’appuyer sur la clause de non-dérogation du TBI pour importer des normes substantives de protection des investissements contenues dans d’autres traités d’investissement conclus par le Turkménistan.

S’agissant des allégations restantes d’expropriation abusive, le tribunal ne fut pas en mesure de conclure, compte tenu des éléments, que les recours étaient motivés. Finalement, les recours d’İçkale ont été intégralement rejetés pour absence de fondement.

Le demandeur est condamné à rembourser au défendeur 20 % de ses frais d’arbitrage

La règle pertinente est l’article 61(2) de la Convention du CIRDI, qui ne prescrit aucune approche spécifique pour ce qui concerne la répartition des coûts, donne donc au tribunal un grand pouvoir discrétionnaire. Les deux parties ont accepté de suivre le principe des « dépens suivent le sort de l’instance ». Compte tenu du montant beaucoup plus important dépensé par le Turkménistan en frais juridiques, et compte tenu que l’audience avait été reportée à la demande du défendeur, la majorité conclut qu’il était approprié de condamner İçkale à rembourser 20 % des frais d’arbitrage du défendeur (soit 1,7 millions USD).

Remarques : le tribunal était composé de Veijo Heiskanen (président, nommé par le président du conseil administratif, de nationalité finlandaise), de Carolyn Lamm (nommée par le demandeur, de nationalité étasunienne), et de Philippe Sands (nommé par le défendeur, de nationalité britannique). Le jugement final ainsi que les opinions partiellement divergentes de Carolyn Lamm et de Philippe Sands, rendues aux parties le 8 mars 2016, sont disponibles sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7163_1.pdf.


Auteurs

Martin Dietrich Brauch est conseiller en droit international et travaille au Brésil pour le programme Investissement étranger et développement durable à l’IISD.

Inaê Siqueira de Oliveira est étudiante en droit à l’Université fédérale de Rio Grande do Sul au Brésil.

Maria Florencia Sarmiento est assistante d’enseignement et de recherche à l’Université catholique d’Argentine.

Matthew Levine est avocat au Canada et contributeur du programme Investissement étranger et développement durable de l’IISD.