Un autre tribunal rejette l’objection à la compétence fondée sur Achmea

Adria Group B.V. et Adria Group Holding B.V. c. la République de Croatie, Décision sur l’objection à la compétence intra-UE, affaire CIRDI n° ARB/20/6

Cette décision concerne une objection préliminaire fondée sur la prétendue incompatibilité du TBI Croatie-Pays-Bas de 1998 avec le droit européen résultant de la décision Achmea. Bien que plusieurs décisions arbitrales aient été rendues sur cette objection (voir par ex., ici), la grande majorité d’entre elles l’ayant rejetée (le seul tribunal à avoir retenu l’objection est celui de l’affaire Green Power c. Espagne), il s’agit de la première affaire introduite après que 22 États membres de l’UE aient publié la Déclaration relative aux conséquences juridiques de l’arrêt Achmea rendu par la CJUE et à la protection des investissements dans l’Union européenne (la Déclaration de 2019) en janvier 2019, mais avant que l’Accord portant extinction des traités bilatéraux d’investissement entre États membres de l’Union européenne (le Traité d’extinction) n’entre en vigueur pour les parties au TBI en mars 2021. Par conséquent, le tribunal a dû traiter une série d’arguments nouveaux qui n’ont pas été abordés dans la jurisprudence antérieure. La Commission européenne et les Pays-Bas ont tous deux été autorisés à intervenir dans la procédure en tant que parties non contestantes.

Le contexte et les recours

Le différend porté devant le CIRDI concerne des recours fondés sur l’expropriation, le traitement juste et équitable et la protection et sécurité intégrales, en rapport avec le traitement des investissements de deux sociétés néerlandaises dans la société croate Agrokor. Agrokor a été créée par Ivica Todorović – un ressortissant croate – en 1976 sous la forme d’une société par actions. M. Todorović possédait 100 % des actions de la société et en est devenu le PDG en 1989. Agrokor a opéré dans divers secteurs, notamment l’agriculture, l’alimentation et les boissons, la vente au détail, le négoce d’actifs et l’hôtellerie. Au fil du temps, Agrokor est devenu un conglomérat de vente au détail pesant plusieurs milliards d’euros, si bien qu’en 2014, il a été décidé de l’introduire en bourse. Deux sociétés ont été constituées aux Pays-Bas : Adria Group B.V. et Adria Group Holding B.V. M. Todorović a transféré sa participation de 95,52 % à la première société, qui l’a ensuite transférée à la seconde. En outre, Adria Group Holding B.V. a investi plus de 183 millions d’euros dans Agrokor, augmentant ainsi son capital social. Il y a EU trois introductions en bourse, la première ayant eu lieu en 2016. Dans le cadre du différend, les deux sociétés (les demandeurs) allèguent que des fonctionnaires croates de haut niveau ont eu connaissance des détails de l’introduction en bourse, bien qu’ils n’aient pas été rendus publics, et qu’ils ont « comploté pour orchestrer une prise de contrôle d’Agrokor ». Les demandeurs affirment que les fonctionnaires ont porté de fausses accusations et ont systématiquement harcelé M. Todorović, qui reste le PDG des demandeurs.

L’objection à la compétence fondée sur le droit européen

Les parties au différend ont accepté de scinder la procédure, de sorte que le tribunal traite d’abord l’objection préliminaire selon laquelle l’offre d’arbitrage contenue dans le TBI n’est pas valable en raison de son incompatibilité avec le droit de l’UE à la suite de l’arrêt Achmea. Plus précisément, la Croatie a fait valoir que, premièrement, le Traité d’extinction de 2021 opère ex tunc, neutralisant rétroactivement l’offre de l’article 9 du TBI. Deuxièmement, elle a soutenu que la Déclaration de 2019 fonctionne comme une déclaration conjointe sur l’interprétation et l’application du TBI en vertu de l’article 31(3)(a) et (b) de la CVDT et exprime le point de vue des États selon lequel le droit de l’UE prévaut sur le TBI et, alternativement, exprime l’accord des États selon lequel l’article 9 du TBI est suspendu.

Pour leur part, les demandeurs ont fait valoir que le droit de l’UE et l’arrêt Achmea n’étaient pas pertinents, car le droit applicable au différend est le droit international public, tandis que le droit de l’UE constitue un ordre juridique distinct. Les demandeurs ont soutenu que la convention d’arbitrage avait été conclue avant l’entrée en vigueur du Traité d’extinction et que la Déclaration de 2019 n’était qu’une déclaration d’intention politique puisque les ambassadeurs de l’UE qui l’avaient signée n’avaient pas les pleins pouvoirs, et que, en tout état de cause, rien dans le texte de la déclaration n’indiquait que les États membres avaient l’intention de suspendre les dispositions du TBI. En outre, les demandeurs estimaient que la clause de survie du traité était applicable et protégeait l’offre d’arbitrage prévue à l’article 9 du TBI, et que la Croatie n’avait pas agi de bonne foi en introduisant l’objection préliminaire fondée sur le droit de l’UE, sachant qu’elle ne pourrait pas aboutir.

L’analyse du tribunal

Le tribunal a tout d’abord rapidement rejeté l’allégation de mauvaise foi formulée par les demandeurs, estimant que l’affaire comportait d’importantes questions nouvelles à trancher et que, en tout état de cause, les parties elles-mêmes avaient convenu de scinder la procédure par le biais d’un accord qui mentionnait spécifiquement les éléments de l’objection relatifs au droit européen (para. 105). Le tribunal a ensuite évalué la pertinence du droit de l’UE par rapport à I’objection préliminaire. Ce faisant, il a rejeté la « distinction rigide » des demandeurs et a estimé que le droit de l’UE possède un double caractère (para. 117) : d’une part, il est basé sur des traités qui font partie du droit international public et sont régis par celui-ci, d’autre part, il possède également les caractéristiques du droit constitutionnel en ce qu’il inclut des principes juridiques qui sont dérivés du droit de l’UE plutôt que de la CVDT ou du droit international général (parmi ceux-ci figurent, par exemple, les principes d’interprétation du droit de l’UE et les principes de primauté et de suprématie). En ce sens, le tribunal a noté qu’il ne fait pas partie de l’ordre juridique de l’UE et qu’il n’est pas lié par les principes de type constitutionnel du droit européen. Par conséquent, un conflit entre les traités de l’UE et le TBI (ou la Convention du CIRDI) doit être jugé comme une question de droit international. En même temps, citant la décision dans l’affaire Vattenfall, il a considéré que les décisions de la CJUE sur l’interprétation des traités de l’UE font partie du droit international pertinent puisque les traités de l’UE ont confié à la CJUE le soin de rendre des décisions définitives sur l’interprétation de ces traités (para. 122). Cela ne signifie pas pour autant que le tribunal soit tenu d’accepter le point de vue de la CJUE sur la primauté du droit de l’UE sur les autres obligations internationales. Il précise que

« [m]ême dans le cas d’un traité bilatéral entre deux États membres de l’UE, si ce traité crée des droits pour des tiers, la question de savoir si les tiers peuvent être privés de ces droits en raison du droit de l’UE n’est pas une question à laquelle le droit de l’UE seul peut répondre » (para. 123).

Après avoir traité ces questions préliminaires, le tribunal a structuré son analyse en trois parties. Premièrement, il a examiné la question de savoir si le droit de l’UE, même en l’absence de la Déclaration de 2019 et du Traité d’extinction, annule l’article 9 du TBI. Deuxièmement, il s’est demandé si le Traité d’extinction pouvait être considéré comme annulant l’offre d’arbitrage prévue à l’article 9 alors que l’arbitrage a été initié avant l’entrée en vigueur de ce traité. En troisième et dernier lieu, il a examiné si la Déclaration de 2019 et d’autres pratiques étatiques pouvaient annuler l’offre d’arbitrage de l’article 9.

Les effets des arrêts de la CJUE et du droit européen

Le tribunal a d’abord abordé l’argument qui sous-tendait les arguments de la Croatie et de la Commission européenne : compte tenu des points de vue exprimés dans l’arrêt Achmea, les offres d’arbitrage dans les TBI intra-UE ne sont pas valables à partir du moment de l’adhésion à l’UE – dans le cas de la Croatie, depuis le 31 juillet 2013. Cet argument était fondé sur l’article 59 de la CVDT relatif à l’extinction ou la suspension de l’application d’un traité résultant de la conclusion d’un traité ultérieur. Le tribunal n’a pas accepté le point de vue selon lequel les parties au TBI avaient l’intention que le TFUE mette fin au TBI ou en suspende l’application, car les divers documents confirment la position des États membres de l’UE selon laquelle les TBI intra-UE doivent être activement résiliés, ce qui ne s’est produit qu’avec le Traité d’extinction en 2021. Comme le déclare le tribunal, « l’on ne peut pas mettre fin à quelque chose qui a déjà pris fin » (para. 161).

Le tribunal a ensuite répondu à la question de savoir si, après le prononcé de l’arrêt Achmea, le TFUE prime sur le TBI, rendant ainsi l’article 9 du TBI inopérant (para. 165). Bien que le tribunal ait reconnu le principe du droit de l’UE énoncé dans la décision Budějovický Budvar de la CJUE, selon lequel le droit de l’UE prévaut sur les traités conclus par les États membres, il a considéré ce principe précisément comme un principe de droit de l’UE de nature constitutionnelle plutôt que comme une règle de droit international. Pour le tribunal, ce principe devrait s’appuyer, par exemple, sur la règle de l’article 30 de la CVDT relative à l’application de traités successifs portant sur la même matière. Le nœud de cette question était de savoir ce qu’il fallait entendre par « même matière » au sens de l’article 30 de la CVDT. En l’occurrence, le tribunal s’est réfugié dans la discussion des normes substantielles de protection du TBI et leur comparaison avec le TFUE – même si c’est la disposition sur le règlement des différends du TBI qui était en cause – en notant que les deux instruments ne sont pas du tout similaires. Le tribunal a rejeté l’argument de manière assez sommaire.

Les effets du Traité d’extinction

Le tribunal a commencé par observer que le Traité d’extinction confirme sa conclusion sur l’effet des décisions de la CJUE et du droit de l’UE examinées ci-dessus, étant donné que de nombreuses dispositions du Traité d’extinction n’auraient eu aucun sens si les TBI intra-UE avaient déjà été abrogés en vertu de l’arrêt Achmea (para. 183). La question qui se pose ici est toutefois de savoir si les dispositions du Traité d’extinction peuvent avoir des effets rétroactifs sur les procédures engagées avant son entrée en vigueur. Selon le tribunal, cela pourrait se produire de trois manières. Pour le tribunal, aucune d’entre elles n’est toutefois applicable en l’espèce. Premièrement, l’effet rétroactif de l’article 9 du TBI, bien que juridiquement possible, ne peut être concilié avec la Convention du CIRDI et son article 25, car la convention d’arbitrage, une fois conclue, devient un accord distinct de l’instrument juridique sur lequel elle est fondée. Deuxièmement, le Traité d’extinction pourrait être considéré comme un accord ou une pratique ultérieurs aux fins de l’interprétation du TBI (article 31(3)a et b de la CVDT). À cet égard, le tribunal note que le Traité d’extinction ne porte pas sur l’interprétation, mais sur l’extinction. Le tribunal considère que le Traité d’extinction ne fournit aucune indication sur l’interprétation et que l’élimination d’un article entier d’un traité ne peut en aucun cas être considérée comme un acte d’interprétation (para. 205). Le troisième argument (à savoir que le Traité d’extinction ne fait que confirmer les développements antérieurs qui ont privé d’effet l’article 9 du TBI) est jugé circulaire : s’il était déjà établi que l’article 9 n’avait pas d’effet, alors le Traité d’extinction serait non pertinent et inutile ; si cela n’a pas été établi, alors le tribunal ne voit pas comment le Traité d’extinction adopté après la création de la convention d’arbitrage peut faire une quelconque différence compte tenu de la règle de l’article 25 de la Convention du CIRDI.

Les effets de la Déclaration de 2019

En l’occurrence, la question était de savoir si la Déclaration de 2019 pouvait, conjointement avec l’argument déjà rejeté de l’effet unique du droit de l’UE sur l’article 9 du TBI, faire une différence. Bien que le tribunal accorde une certaine importance juridique à la Déclaration, il ne considère pas qu’elle puisse influer sur sa conclusion générale quant à la disponibilité de l’offre d’arbitrage prévue à l’article 9 pour les demandeurs à l’époque. Le tribunal ne semble pas très strict en ce qui concerne les formalités de l’instrument nécessaire à la suspension de l’article 9 du TBI. Il déclare que « tant que l’accord des parties à ce traité de suspendre une disposition est clair, le droit international lui donnera effet » (para. 225). Cependant, le tribunal n’a pas trouvé d’expression claire pour suspendre l’article 9 du TBI dans la Déclaration de 2019. Selon le tribunal, le terme de « suspension » n’apparaît nulle part et, au lieu de cela, la Déclaration parle de l’« inapplicabilité » des offres d’arbitrage des TBI intra-UE et du fait qu’« aucune nouvelle procédure ne devrait être engagée ». Le tribunal a laissé entendre que le mot « suspension » devait être utilisé pour que cet argument soit retenu. Peut-être conscient de cette approche très formaliste, le tribunal cherche à étayer sa conclusion en déclarant qu’en tout état de cause, le TBI crée des droits pour les tiers – les investisseurs – et que, par conséquent, le principe de droit privé contra proferentem devrait être appliqué (para. 227). Dans une curieuse note marginale sur la « nature des droits » créés par le TBI, le tribunal déclare que l’idée que les droits et obligations n’existent qu’entre les parties au traité est une « approche [qui] appartient à une époque antérieure du droit international dans laquelle les États étaient considérés comme les seuls « sujets » du droit international » (para. 240).

Conclusion

Cette décision vient s’ajouter à la jurisprudence de plus en plus abondante rejetant l’effet des développements au niveau de l’UE sur les offres d’arbitrage contenues dans les TBI intra-UE. Cette décision peut être distinguée des affaires précédentes sur le plan des faits car l’arbitrage a été initié après la Déclaration de 2019. Toutefois, ce fait n’a finalement pas eu d’incidence sur la décision. L’approche stricte du tribunal quant à l’interprétation de la Déclaration et une lecture particulière de la nature des droits contenus dans le TBI fondée sur le droit privé pourraient avoir un effet d’entraînement sur d’autres affaires introduites avant l’entrée en vigueur du Traité d’extinction.

Composition du tribunal :

Sir Christopher Greenwood (citoyen britannique) – président ; Charles Poncet (citoyen suisse) – arbitre nommé par les demandeurs ; Christopher Thomas (citoyen canadien) – arbitre nommé par le défendeur.


Auteur

Josef Ostransky est conseiller politique à IISD et rédacteur en chef de Investment Treaty News.