Un tribunal CIRDI confirme l’objection juridictionnelle de la Chine

AsiaPhos Limited et Norwest Chemicals Pte Limited c. République populaire de Chine, affaire CIRDI n° ADM/21/1, sentence, 16 février 2023.

Résumé

AsiaPhos Limited et sa filiale à 100 % Norwest Chemicals, deux sociétés minières de phosphate singapouriennes (« les demandeurs »), ont déposé des recours fondés sur l’expropriation, le TJE et la protection et la sécurité intégrales (PSI) contre la République populaire de Chine (« la RPC » ou « la Chine ») en vertu du TBI RPC-Singapour de 1985 (« le TBI ») pour des violations alléguées des obligations de la Chine en ce qui concerne l’interdiction de l’exploitation minière dans et autour de la réserve naturelle de Jiudingshan et du parc national du panda dans la province du Sichuan, en Chine.

Après avoir procédé à une bifurcation de la procédure, le tribunal a estimé que le champ d’application de la clause d’arbitrage du TBI était limité aux différends portant sur le montant de l’indemnisation pour expropriation et a rejeté sa compétence. Il a également condamné les demandeurs à payer les frais de procédure et les frais du défendeur, majorés des intérêts postérieurs à la sentence.

Le contexte factuel et le différend

En 1996, Norwest Chemicals a investi dans le secteur minier chinois du phosphate en créant une oentreprise conjointe, Mianzhu Norwest. Cette dernière a acquis deux mines de phosphate, Cheng Qian Yan et Shi Sun Xi, ainsi que les licences minières correspondantes. En 2002, Norwest Chemicals a acquis la totalité des parts de Mianzhu Norwest, et les opérations minières ont débuté en 2008. En 2013, AsiaPhos Limited, qui détenait une participation de 55 % dans Deyang Fengtai, le propriétaire de la licence d’exploration pour la mine de barytine de Yingxiongya, est devenue la société mère de Norwest Chemicals.

Jusqu’en 2017, le gouvernement provincial du Sichuan autorisait l’exploration et l’exploitation minières dans et autour de la réserve naturelle de Jiudingshan et du parc national du panda, où se trouvaient les mines des demandeurs. En 2017, cependant, il a interdit l’exploitation et l’extraction minières dans ces zones. Ce changement de politique a entraîné la fermeture, la mise sous scellés et la mise à l’arrêt obligatoire des mines des demandeurs, ainsi que le non-renouvellement de leurs licences.

En réponse, les demandeurs ont fait valoir que (i) les mesures prises par le défendeur constituaient une expropriation indirecte en vertu du TBI (article 6) ; (ii) la Chine n’avait pas tenu compte de leurs attentes légitimes quant à l’autorisation de l’exploitation minière et au renouvellement de leurs licences, en violation de la norme TJE (article 3(2)) ; (iii) la Chine n’avait pas accordé la PSI (articles 4 et 3(2)) et (v) n’avait pas respecté ses engagements à l’égard de l’investissement des demandeurs (articles 15 et 4).

L’analyse du tribunal

L’objection du défendeur à la compétence

La Chine a fait valoir que le différend dépassait la compétence du tribunal. Selon elle, en vertu de l’article 13(3) du TBI, le tribunal est exclusivement habilité à statuer sur les différends relatifs au montant de l’indemnisation pour expropriation lorsque l’expropriation a été établie ou n’est pas contestée. Les questions relatives à sa survenue, à sa légalité ou à sa nature relevaient du mandat des tribunaux nationaux. Cette conclusion est étayée par la pratique conventionnelle de la Chine, par l’objet et le but du traité, ainsi que par les travaux préparatoires et le contexte du traité, qui ne vise pas à offrir un accès illimité à l’arbitrage.

La Chine a expliqué que l’article 13(3) devait être interprété de manière restrictive. Le terme « impliquant » et les expressions « le montant de l’indemnisation » et « résultant de » limitent la compétence. Elle a donc rejeté l’idée que tout différend dont l’un des éléments est le montant de l’indemnisation puisse faire l’objet d’un arbitrage. Au contraire, seuls les différends portant uniquement sur la quantification de l’indemnisation relèvent de la compétence du tribunal. En substance, l’article 13(3) et (2), et l’article 6(2), établissent une séparation matérielle entre les cours nationales et les tribunaux d’arbitrage.

La Chine a également précisé que les investisseurs n’étaient pas tenus de saisir les tribunaux nationaux avant de recourir à l’arbitrage et que la clause de bifurcation ne s’appliquait qu’aux différends portant sur l’indemnisation (article 13(3)). Cette clause empêchait simplement les investisseurs de les soumettre d’abord aux tribunaux nationaux, puis à l’arbitrage. La Chine a également nié le fait que tout différend devant les tribunaux nationaux les aurait inévitablement conduits à déterminer le montant de l’indemnisation due et à donner effet à la clause.

Quant à eux, les demandeurs ont fait valoir que la clause d’arbitrage couvrait à la fois les différends relatifs à la quantification de l’indemnisation pour expropriation et ceux relatifs à la survenue et à la légalité de cette dernière. Pour eux, le terme « impliquant » était inclusif. En outre, la pratique conventionnelle de la Chine indique que d’autres termes auraient été employés si les parties contractantes avaient voulu limiter leur consentement. En outre, l’expression « le montant de l’indemnisation » ne limite que les recours disponibles en vertu du traité, et exclut la restitution ou le jugement déclaratoire. Aux termes de l’interprétation restrictive proposée, les demandeurs ont fait valoir que, selon l’interprétation du défendeur, le tribunal n’aurait été compétent que pour les mesures que la Chine avait formellement reconnues comme expropriatoires, à l’exclusion de l’expropriation indirecte, en contradiction du fait que le TBI offrait une protection contre l’expropriation directe et indirecte.

Les demandeurs ont également estimé que l’article 6(2) ne « faisait pas une telle distinction expresse pour la bifurcation des différends » sans référence explicite à l’arbitrage. Au contraire, en raison de sa formulation permissive, il accorde aux investisseurs le droit substantiel de recourir aux tribunaux nationaux. Il ne restreint pas l’accès à l’arbitrage ni n’impose de procédure nationale préalable à l’arbitrage. En outre, pour les demandeurs, il n’existe pas de concept équivalent à l’expropriation en droit chinois et les tribunaux nationaux ne peuvent pas appliquer le droit international dans leurs procédures. Ainsi, tout recours auprès de ces derniers aurait été vain.

Enfin, les demandeurs ont fait valoir que les questions d’indemnisation étaient largement inséparables de l’existence et de la légalité de l’expropriation, cette dernière étant subordonnée au paiement de la première (article 6(1)). Ainsi, tout recours auprès des juridictions nationales aurait inévitablement déclenché la clause de bifurcation et bloqué la compétence du tribunal. En outre, toute restriction à l’accès à l’arbitrage aurait été en contradiction avec l’objet et le but du traité, qui est de stimuler l’IDE par l’accès à l’arbitrage. Selon les demandeurs, en optant pour l’arbitrage, les États contractants ont reconnu l’insuffisance des tribunaux nationaux.

Le tribunal a déclaré que sa compétence devait reposer sur un consentement clair et sans ambiguïté. Il a examiné l’article 13(3), et l’article 6 et a estimé que le consentement ne couvrait pas les recours fondés sur l’expropriation indirecte. En revanche, la compétence était limitée aux différends portant sur le montant de l’indemnisation et non sur la survenue, l’existence et la légalité de l’expropriation. Ces dernières relèvent de la compétence des juridictions nationales.

Pour le tribunal, après une période de réflexion de six mois, tout différend en matière d’investissement devait être soumis aux tribunaux nationaux, à l’exception des différends portant sur le montant de l’indemnisation pour expropriation. La formulation stricte du paragraphe 3, comparée aux paragraphes 1 et 2, suggère que la Chine n’a consenti qu’à l’arbitrage d’un sous-groupe de différends, à condition que l’existence et la légalité de l’expropriation aient été établies par les tribunaux nationaux ou ne soient pas contestées. En outre, le sens ordinaire du terme « impliquant » n’était pas concluant, et le tribunal s’est tourné vers l’expression « le montant de l’indemnisation » et l’historique de la rédaction de l’article 13(3), qui a révélé que la compétence était exclusivement limitée aux différends portant sur le montant de l’indemnisation.

S’agissant de l’impact de l’article 6(2) sur le consentement de la Chine à la compétence et de l’interprétation de l’article 13(3), le tribunal a reconnu que cette disposition garantissait le droit des investisseurs étrangers à faire contrôler la légalité de l’expropriation par les tribunaux nationaux et ne restreignait pas l’accès à l’arbitrage. Toutefois, comme toute disposition conventionnelle, elle doit être interprétée dans le contexte de l’article 13(2) et (3), et de la distinction matérielle entre les différends relatifs à l’expropriation et au montant de l’indemnisation due. Seul ce dernier point relève de la compétence du tribunal.

Le tribunal a également rejeté le point de vue des demandeurs selon lequel tout recours antérieur auprès des tribunaux nationaux aurait déclenché la clause de bifurcation. Tout d’abord, l’objet, le but et le contexte de la clause suggèrent qu’elle ne concerne que les différends relatifs à l’indemnisation en cas d’expropriation. En vertu de l’article 13, seuls les investisseurs avaient la possibilité de soumettre ces différends à l’arbitrage ou aux tribunaux nationaux, dont la décision devait être définitive. Deuxièmement, le tribunal a estimé que les tribunaux nationaux, lorsqu’ils étaient appelés à statuer sur la légalité de l’expropriation, auraient dû déterminer si une indemnisation (adéquate) avait été versée et non pas, sua sponte, le montant précis de cette indemnité.

Enfin, le tribunal a déclaré que le simple fait que le TBI vise à attirer les IDE ne signifie pas que les États contractants renoncent de manière inconditionnelle à leur immunité vis-à-vis de la compétence. En outre, le sens de l’article 13(3) n’était ni ambigu ni obscur, et le recours à l’article 32 CVDT n’était pas nécessaire.

Importer le consentement par le biais de la clause NPF ?

Le défendeur a fait valoir que le libellé de l’article 4 portant sur l’objectif de la clause de règlement des différends, ainsi que l’objet, le but et l’historique de la rédaction du TBI suggéraient que la clause NPF n’élargissait pas le champ d’application de la compétence du tribunal. En vertu de l’article 6, le traitement NPF était accordé s’agissant des investissements. Toutefois, les droits juridictionnels étaient exclusivement conférés aux investisseurs. Les demandeurs étaient donc exclus. En outre, le défendeur estimait qu’il y a une incohérence entre les textes anglais et chinois. Conformément à l’article 33(4) CVDT, le texte anglais prévaut et l’expression « sur son territoire » ne modifie pas le terme « investissement ». Ainsi, le champ d’application de la clause est géographiquement limité au territoire des parties contractantes. Enfin, pour le défendeur, l’article 6 impose aux demandeurs de soumettre leur différend sur la légalité de l’expropriation aux tribunaux chinois, et la clause NPF ne leur permet pas de contourner cette obligation puisque l’article 6 est explicitement exclu de son champ d’application matériel.

Les demandeurs ont estimé que la clause NPF s’appliquait à la disposition relative au règlement des différends. Tout d’abord, selon eux, le sens ordinaire du terme « traitement » indique que le champ d’application de cette disposition est large et inclut des questions de fond et de procédure. Ils ont également fait valoir que l’article 13 n’était pas inclus dans la liste exhaustive des exceptions de l’article 4 et qu’il n’était donc pas exclu de son champ d’application. De même, l’article 6, bien qu’exempté, établissait un droit substantiel à une procédure régulière pour les investisseurs et non une obligation de recourir aux tribunaux nationaux. Il n’avait donc pas d’incidence sur la compétence. En substance, la clause NPF s’appliquait à l’ensemble du traité, à l’exception des dispositions explicitement exclues de son champ d’application. Enfin, pour les demandeurs, il n’y avait pas de divergence entre les versions chinoise et anglaise du traité, et l’utilisation de la clause NPF pour étendre la compétence du tribunal était conforme à son objet, à son but et à l’historique de sa rédaction.

Le tribunal a estimé que l’extension de la compétence en vertu d’une clause NPF nécessitait une intention claire et sans ambiguïté des États contractants. Il a suivi l’avis des tribunaux Plama c. Bulgarie, European American Investment Bank AG c. République slovaque, et Berschader c. Fédération de Russie, selon lequel un tel consentement ne pouvait être présumé ou déduit sans une stipulation claire et sans ambiguïté. Dans le cas contraire, il existait un grand risque d’interpréter le consentement de l’État différemment selon les États et de l’étendre largement. Ainsi, contrairement à la sentence UP et CD Holding c. Hongrie, le TBI ne prévoyait pas l’extension de la clause d’arbitrage par le biais de la clause NPF. En outre, le tribunal a interprété le terme « traitement » à la lumière de son sens ordinaire et a déclaré qu’il n’incluait pas explicitement les questions de procédure. Il a également souligné que l’article 6 était explicitement exclu du champ d’application de la clause, ce qui indiquait qu’elle n’était pas censée couvrir les questions de procédure. Enfin, il a fait valoir que les parties contractantes avaient négocié avec diligence le traité et limité la compétence. Cette dernière ne devait donc pas être élargie sur la base d’une clause d’arbitrage d’un traité sans rapport, négocié et conclu dans un contexte sans rapport.

L’opinion dissidente

Dans son opinion dissidente, Stanimir Alexandrov, nommé par les demandeurs, a soutenu que le tribunal avait commis une erreur en excluant de sa compétence les recours fondés sur l’expropriation indirecte. Tout d’abord, il a fait valoir que le sens ordinaire du terme « impliquant » était inclusif. Le tribunal a perçu à tort que les différends impliquant entre autres le montant de l’indemnisation étaient identiques aux différends portant sur le montant de l’indemnisation. Il a également estimé que le tribunal n’avait pas examiné le sens ordinaire du terme et s’était tourné vers l’historique de la rédaction du traité avant de discuter de son objet, de son but et de son contexte, au mépris flagrant de la nature complémentaire de l’article 32 CVDT. Deuxièmement, le contexte et la structure de l’article 13 ont confirmé cette interprétation inclusive.

Alexandrov a également rejeté la séparation des différentes procédures, car la légalité de l’expropriation est indissociable du paiement d’une indemnisation adéquate. Les tribunaux nationaux auraient dû se pencher sur cette dernière pour déterminer la première ; par conséquent, la clause de bifurcation aurait été déclenchée. En outre, le libellé de l’article 6(2) était permissif et une interprétation reposant sur l’effet utile suggérait que les investisseurs pouvaient recourir soit aux tribunaux nationaux, soit à l’arbitrage. Or, selon le tribunal, les investisseurs n’avaient pas vraiment le choix du forum ; ils étaient obligés de recourir aux tribunaux nationaux, et l’article 13(3), était essentiellement inopérant. En outre, le tribunal n’a pas tenu compte du fait que le défendeur, à qui incombait la charge de la preuve, n’avait pas prouvé que ses tribunaux étaient à la disposition des investisseurs.

Enfin, M. Alexandrov a soutenu que le champ d’application de l’article 13(3) n’avait pas besoin d’être élargi et que, par conséquent, il n’était pas nécessaire d’examiner la clause NPF. Toutefois, selon lui, le raisonnement du tribunal était fondé sur des considérations politiques ; le tribunal n’a pas examiné le sens ordinaire et le contexte du terme « traitement » et a conclu à tort, à la lumière des exceptions prévues aux articles 5, 6 et 11, que la clause ne couvrait que les normes substantielles de protection. Pour M. Alexandrov, ces exceptions indiquaient que ce qui n’était pas explicitement exclu restait dans le champ d’application de la disposition.


Remarques

Le tribunal était composé du professeur Klaus Reichert (irlandais et allemand, président), du professeur Albert Jan van den Berg (néerlandais, nommé par le défendeur) et de M. Stanimir Alexandrov (bulgare, nommé par les demandeurs).


Auteur

Dimitris Kontogiannis est doctorant en droit international des investissements et assistant d’enseignement et de recherche en arbitrage international à l’Université de Genève.