Trois principes clés pour une participation plus juste et effective du secteur privé aux processus de gouvernance internationale

Le présent article fait fond sur l’intervention de Suzy Nikièma à l’occasion de la Réunion annuelle 2022 de l’American Society for International Law (ASIL – la Société américaine pour le droit international) sur la privatisation de la gouvernance internationale, qui a EU lieu le 8 avril .

Le secteur privé a un rôle important à jouer dans les processus de gouvernance internationale. Non seulement est-il essentiel que les parties prenantes de tous les secteurs concernés soient à la table des décisions, mais les acteurs privés sont souvent incontournables dans la mise en œuvre de tout nouveau principe, règle et processus.

Les Principes du Comité sur la sécurité alimentaire mondiale (CSA) pour un investissement responsable dans l’agriculture et les systèmes alimentaires (les principes CSARAI), par exemple, sont le fruit d’un processus consultatif mondial qui a duré plus de deux ans et impliqué les acteurs privés en plus des gouvernements, des OSC, des agences onusiennes, de fondations, de banques de développement, d’instituts de recherche et d’universités. Grâce à cette approche consensuelle multisectorielle, les principes CSARAI jouissent d’une large reconnaissance et adoption, malgré des critiques et une insatisfaction probablement inévitables quant à certains éléments du texte final négocié.

Malgré l’importance de la perspective du secteur privé pour les processus de gouvernance internationale, il doit exister des sauvegardes pour veiller à ce que cette participation soit appropriée, et que l’influence du secteur privé soit proportionnelle. Il n’existe pas de solution unique pour garantir l’accès effectif et approprié du secteur privé aux processus de gouvernance internationale.

Toutefois, certains principes généraux peuvent contribuer à garantir que les groupes commerciaux participent aux forums décisionnels mondiaux de manière juste et équilibrée. L’on peut identifier ces principes en examinant de plus près la participation des groupes commerciaux à certains processus essentiels de réforme du droit et de la politique des investissements internationaux actuellement en cours.

Le présent article examine la manière dont les groupes d’intérêts privés sont autorisés à participer à trois processus de réforme : les travaux du GTIII de la CNUDCI sur la réforme du règlement des différends investisseur-État, les négociations aux Nations Unies sur le Traité contraignant sur les entreprises et les droits humains, et la « modernisation » du TCE. Il identifie certaines pratiques inquiétantes et la manière de les solutionner.

Les règles, procédures et arrangements institutionnels devraient être transparents.

La participation des groupes commerciaux aux processus de réforme liés à l’investissement manque parfois de transparence. Par exemple, dans le processus de modernisation du TCE, le secrétariat de la Charte de l’énergie entretient des rapports étroits avec les représentants du secteur de l’énergie dans le cadre du groupe consultatif de l’industrie du TCE, et avec les représentants du secteur juridique et de l’arbitrage dans le cadre du groupe de conseil juridique (GCJ). D’après le site Internet de la Charte de l’énergie, les organisations membres du groupe consultatif de l’industrie sont « sélectionnés sur la base de candidatures volontaires émanant de la communauté des affaires, de nominations des États membres et d’invitations du secrétariat ».

La méthode de sélection des membres du GCJ n’est pas connue, mais d’après le site Internet de la Charte de l’énergie, tous « sont des juristes chevronnés issus d’entreprises du secteur de l’énergie et de cabinets juridiques de renommée internationale ». Le site indique également que le GCJ a contribué aux discussions sur la manière d’améliorer les mécanismes de règlement des différends au titre du TCE. L’on ne sait avec certitude si ces deux groupes sont toujours présents dans la salle lorsque les États discutent de la modernisation du TCE, mais les documents officiels du secrétariat de la Charte de l’énergie suggèrent que le groupe consultatif de l’industrie jouit d’un rôle privilégié, notamment en influençant la portée elle-même des éléments identifiés pour négociation dans ce processus.

De même, le processus du GTIII de la CNUDCI est doté d’un groupe des praticiens et d’un groupe des universités, tous deux composés d’experts actifs dans le domaine du règlement des différends investisseur-État. Aucun de ces deux groupes n’a de statut formel dans le GTIII, mais leurs membres participent à la procédure et sont invités par le secrétariat à contribuer aux documents préparés pour les membres aux négociations et servant de base aux discussions.

L’on ne sait pas quels membres de ces groupes ont contribué aux documents en discussion, ni lesquels savent faire preuve d’indépendance et de neutralité, et suggérer les bases factuelles pour les délibérations des États. Si le groupe des universités semble neutre, bon nombre de ses membres chevauchent les secteurs « universitaire » et de « la pratique privée », ce qui a suscité quelques critiques de la part de la société civile et du secteur universitaire, compte tenu des sujets abordés.

Ces exemples démontrent la nécessité de renforcer la transparence s’agissant du rôle joué par ces groupes commerciaux dans ces processus de réforme. La transparence exige d’être clair et ouvert quant à la nature précise de leur participation : par exemple, quels représentants sont présents dans les différentes réunions ? À quelles décisions et discussions ces représentants ont-ils accès, et à quel titre ? Quels types de conseils sont inclus dans leurs contributions ?

La transparence implique aussi une exigence de divulgation active et continue des intérêts privés détenus par les individus membres des groupes ou organes dotés d’un rôle formel dans un processus, ainsi que la limitation de la possibilité de masquer les intérêts privés par des arrangements ou titres institutionnels évoquant la neutralité.

Les niveaux d’accès et d’influence donnés aux groupes commerciaux devraient être égaux à ceux des groupes d’intérêt public et de la société civile.

L’inégalité dans les niveaux d’accès et d’influence accordés aux groupes commerciaux par rapport à d’autres groupes d’intérêt public et de la société civile est une autre préoccupation connexe. Dans le cas du GTIII de la CNUDCI, il a été rapporté que « la grande majorité (85 %) des organisations non-gouvernementales invitées à participer en tant qu’observateur aux deux premières sessions du GTIII est directement ou indirectement liée au secteur de l’arbitrage privé (ou aux intérêts commerciaux transnationaux en général), et seules 14 % d’entre elles représentent des intérêts publics généraux ».

Quant au TCE, le secrétariat de la Charte de l’énergie n’a jamais organisé de consultations sur le processus de modernisation avec la société civile. Il n’existe pas non plus de structure permanente en place pour les organisations de la société civile, similaire au groupe consultatif de l’industrie.

Il est essentiel de garantir la participation équitable des groupes privés et publics. Cela est particulièrement important dans les processus où les groupes privés ont un intérêt économique majeur dans le maintien du statu quo et chercheront activement à protéger cet intérêt, par rapport aux groupes d’intérêt public pour lesquels cette question peut n’être qu’un des nombreux sujets importants sur lesquels ils travaillent. Par ailleurs, un groupe d’intérêt privé aura certainement de plus grandes ressources à disposition que les groupes d’intérêt public pour participer aux réunions, réaliser des soumissions détaillées, et participer activement aux groupes de travails et forums. Il est donc crucial de concevoir soigneusement les modes de participation des parties prenantes pour corriger ce déséquilibre.

L’on peut par exemple s’abstenir de donner un accès spécial ou privilégié aux groupes commerciaux, mais leur permettre d’accéder et de contribuer à un processus par le biais d’une plateforme multipartite ouverte sans discrimination à tout type de groupes d’intérêt. C’est l’approche qu’avaient adopté les parties pour les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, qui ont été définis par des consultations multipartites dans le cadre d’un forum public, plutôt qu’en donnant un point d’accès défini à une poignée de parties prenantes représentant un groupe d’intérêt spécifique. Il faut également pour cela définir clairement les termes « partie prenante » et « organisation de la société civile », puisque de nombreux groupes d’intérêt commerciaux ont le statut d’association à but non lucratif, comme par exemple la Chambre de commerce internationale.

Une diversité d’intérêts privés devrait être représentée.

Le troisième problème lié à la participation des groupes commerciaux aux processus de gouvernance internationale est que le nombre de groupes ou de parties prenantes impliqués est souvent limité. Par exemple, seuls deux ou trois représentants du United States Council for International Business, de la Chambre de commerce internationale et de l’Organisation internationale des employeurs ont pris part au processus d’élaboration du Traité contraignant des Nations Unies sur les entreprises et les droits de l’homme. S’ils peuvent avoir un rôle légitime à y jouer, peuvent-ils prétendre représenter les intérêts de toutes les entreprises, grandes et petites, du monde entier ?

De même, les juristes privés qui prennent part au groupe consultatif de l’industrie du TCE représentent majoritairement le secteur des combustibles fossiles, et seuls une poignée de membres représente le secteur des énergies renouvelables. Par ailleurs, les groupes d’intérêt privés prenant part aux travaux du GTIII de la CNUDCI sont dominés par les avocats privés qui représentent les demandeurs, c’est-à-dire les investisseurs dans l’arbitrage investisseur-État fondé sur les traités d’investissement.

Les groupes commerciaux ne représentent pas un ensemble uniforme d’intérêts. Il est essentiel pour assurer la légitimité de la participation des groupes commerciaux que les processus soient conçus de manière à garantir l’accès des entreprises de toutes tailles, des travailleurs indépendants et de leurs organisations, ainsi que des groupes de tous les sous-secteurs d’un domaine d’activité, et pas seulement des grandes entreprises multinationales et des puissants lobbys qui ont des intérêts commerciaux majeurs dans le statu quo. La participation du secteur privé doit refléter la diversité du secteur en question, ainsi que sa diversité géographique.

Conclusion

Il ne fait aucun doute que le fait de veiller à ce que les règles et procédures soient transparentes, donnent un accès égal à tous les secteurs concernés, et garantissent qu’un ensemble diversifié de voix soit entendu peut enrichir les processus de la gouvernance internationale et étayer le soutien aux résultats de ces processus. S’il est important de concevoir les modalités de la participation du secteur privé spécifiquement en lien avec la plateforme en question, ces trois principes globaux permettront de faciliter des prises de décisions de gouvernance mondiale plus justes et efficaces.

Nous invitons les organisations menant les principaux efforts de réforme, y compris les négociations en cours sur la réforme du règlement des différends investisseur-État, sur un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains, et sur la modernisation du TCE, à garder cela à l’esprit lorsqu’elles évaluent leurs approches actuelles au regard de ces principes, et à proposer un plan efficace de changement.


Auteures

Suzy Nikièma est la responsable de la section “investissement durable” du Programme de l’IISD sur le droit et la politique économiques.

Sarah Brewin est conseillère juridique senior et coordonnatrice des services consultatif du Programme de l’IISD sur le droit et la politique économiques.

Les auteures remercient Lukas Schaugg, Joe Zhang, et Sally Millett de leurs contributions précieuses sur cet article.