La corruption et la confidentialité dans le RDIE fondé sur un contrat : l’affaire P&ID c. Nigeria

En septembre 2020, la Haute cour britannique a rendu une décision clé dans l’affaire P&ID c. le Nigeria. La cour examinait la demande par le Nigeria d’annuler une sentence le condamnant à verser 10 milliards USD et rendue dans un arbitrage au titre d’un contrat entre un investisseur étranger et le Nigeria[1]. Bien que le Nigeria n’ait pas formulé d’allégations de corruption au cours de la procédure, il allègue maintenant que l’investisseur avait obtenu le contrat en question en soudoyant des représentants nigérians, et que l’investisseur avait par la suite soudoyé le conseiller juridique du Nigeria pour veiller à ce que le pays ne conteste pas l’arbitrage de manière trop vigoureuse. La cour a conclu qu’il existait un « argument prima facie solide » indiquant que le contrat avait été obtenu au moyen de la corruption et que le principal témoin de l’investisseur dans l’arbitrage avait donné un faux témoignage[2]. Elle conclut également qu’il était possible que le conseiller juridique du Nigeria dans l’affaire ait été corrompu[3]. Une audience sera donc tenue pour revoir l’ensemble des faits et déterminer s’il convient d’annuler la sentence, mais probablement pas avant 2022.

En l’espèce, que les allégations de corruption soient avérées ou non, la saga met en avant des préoccupations politiques plus larges quant à la relation de l’arbitrage investisseur-État avec la corruption. Compte tenu des intérêts publics majeurs en jeu dans l’arbitrage investisseur-État, notamment la possibilité que l’arbitrage facilite le transfert corrompu de fonds publics à des acteurs privés, ces procédures ne devraient pas être menées dans le secret. En plus de ces préoccupations quant au manque de transparence dans l’arbitrage investisseur-État fondé sur un contrat, l’affaire soulève la question plus profonde de savoir si l’arbitrage est le forum approprié pour le règlement des différends investisseur-État.

Le contexte de l’arbitrage

En 2010, le ministère nigérian des Ressources pétrolières signa un contrat pour la construction et l’exploitation d’une nouvelle installation de traitement du gaz avec P&ID, une entreprise enregistrée dans les Îles vierges britanniques.

Au titre du contrat, le Nigeria devait fournir du gaz naturel (gaz humide) à l’installation de P&ID à titre gratuit. De son côté, P&ID devait construire et exploiter l’installation. L’entreprise devait traiter le gaz pour en extraire les liquides, que P&ID pouvait conserver, et renvoyer, là encore à titre gratuit, le gaz pauvre au Nigeria, gaz qui peut être utilisé pour la production d’énergie ou d’autres usages[4].

Le contrat et les circonstances de sa conclusion étaient tous deux inhabituels. D’abord, le contrat découlait d’une proposition spontanée soumise au gouvernement nigérian par P&ID[5]. Il n’y a pas EU d’appel d’offre. Par ailleurs, P&ID ne semblait pas avoir l’expérience dans le secteur gazier qu’une entreprise en charge d’un projet de plusieurs milliards de dollars devrait avoir : c’était une entreprise étrangère, « sans actifs, comptant avec une poignée d’employés, et sans site Internet ou autre présence commerciale »[6].

Au titre de la clause 20 du contrat, les parties s’étaient convenues que le contrat était régi par le droit nigérian et que les différends seraient réglés dans un arbitrage dans le « lieu » de Londres, en Angleterre[7]. En août 2012, P&ID lança un arbitrage, alléguant que le Nigeria avait refusé d’exécuter le contrat. À l’époque, P&ID n’avait pas commencé la construction de l’installation, ni même acheté le site de construction[8]. Toutefois, l’entreprise argua qu’elle se tenait prête à remplir ses obligations au titre du contrat et que le projet avait échoué du fait du manquement du Nigeria à réaliser ses obligations.

Comme il est de coutume dans les arbitrages investisseur-État fondés sur un contrat, l’arbitrage s’est tenu à huis clos. En effet, même la tenue de l’arbitrage n’a pas été rendue publique avant 2015, à la suite d’un changement de gouvernement au Nigeria, et à l’époque, l’examen de la compétence et du fond de l’affaire avaient déjà été conclus. Malgré plusieurs « signaux d’alarme » indiquant l’existence de corruption dans le contrat[9], le Nigeria ne souleva pas directement la question de la corruption dans sa défense dans l’arbitrage (les avocats du Nigeria dans l’arbitrage avaient décrit le ministre des Ressources pétrolières qui avait signé le contrat à l’époque comme « un ministre « avenant » qui prétendait engager le gouvernement au titre d’obligations et de concessions, ce qui excédait ses pouvoirs »)[10]. Sur la base des documents publiquement disponibles, il semblerait que le tribunal n’ait pas non plus cherché à déterminer si le contrat aurait pu être obtenu par la corruption.

Compte tenu des milliards de dollars en jeu, la manière dont l’arbitrage s’est tenu était également inhabituelle. Les avocats du Nigeria n’ont pas déposé de preuves émanant d’experts sur les questions de compétences dans le droit nigérian[11], ou insisté pour la tenue d’une audience verbale sur la compétence leur donnant l’opportunité de mener le contre-interrogatoire des preuves présentées par P&ID[12]. À l’étape de l’examen quant au fond, le Nigeria n’a pas contesté les principaux arguments du témoin central de P&ID, le président de l’entreprise, Michael Quinn[13]. Il ne présenta qu’un seul témoin inutile qui « ne prétendait pas avoir connaissance directe des faits pertinents »[14]. Le tribunal tint une audience sur le fond, mais elle ne dura que quelques heures[15]. Le tribunal conclu que le Nigeria avait refusé d’exécuter le contrat.

La décision du tribunal sur le montant des dommages ne se fondait que sur une seule déclaration de témoin présentée par l’investisseur. Il n’exigea pas la production de documents qui auraient pu prouvé (ou infirmé) ces allégations intéressées[16]. Sur la base du poids des preuves présentées par l’investisseur, il accorda à P&ID 6,6 milliards USD plus un intérêt de 7 % par an. Le montant de cette sentence est hallucinant, compte tenu que l’investisseur n’avait pas commencé à construire l’installation de traitement du gaz et estimé ses propres dépenses en lien avec le projet à environ 40 millions USD[17] (dans les procédures juridiques britanniques suivantes, l’investisseur a reconnu que ces dépenses n’avaient pas été réalisées par P&ID, mais par une autre entreprise détenue par un ancien général nigérian[18]).

La demande du Nigeria d’annulation de la sentence auprès des cours britanniques

La sentence du tribunal arbitral donna lieu à d’autres procédures dans d’autres juridictions. Toutefois, ce n’est qu’en novembre 2019 que le Nigeria avança pour la première fois les allégations de corruption pour tenter de convaincre les cours britanniques d’annuler la sentence. Puisque le tribunal arbitral avait interprété le contrat comme désignant Londres comme siège de l’arbitrage, les cours britanniques avaient compétence sur la demande d’annulation. La corruption est l’un des rares motifs permettant aux cours britanniques d’annuler une sentence arbitrale[19]. Si, au final, le Nigeria obtient gain de cause et que la sentence est annulée, il sera quasiment impossible pour P&ID de faire exécuter la sentence quelque part dans le monde.

Le premier obstacle face au Nigéria était que le délai imparti pour entamer une procédure d’annulation d’une sentence dans les cours britanniques est fixé à 28 jours à partir de la date de la sentence. Le Nigeria a dépassé ce délai de près de trois ans. Dans ce contexte, la cour britannique devait examiner s’il existait suffisamment de preuves prima facie de corruption pour justifier d’accorder au Nigeria une extension exceptionnelle et sans précédent du délai pour déposer sa demande d’annulation de la sentence.

Pour franchir cet obstacle élevé, le Nigeria s’est appuyé sur de nouvelles preuves obtenues dans le cadre d’une demande de divulgation de documents bancaires déposée à New York dans l’année 2020[20]. Suite aux ordonnances de divulgation émanant des tribunaux étasuniens, le Nigeria a pu présenter des preuves de transferts bancaires à des représentants gouvernementaux réalisés par des entités affiliées à P&ID[21], ainsi que des preuves d’importants retraits d’espèces injustifiés du compte bancaire nigérian d’une entité affiliée à P&ID au moment de la signature du contrat[22]. Examinées à la lumière des nombreux autres éléments inhabituels de l’affaire, ces preuves ont incité la cour à conclure qu’il existait un « argument prima facie solide » indiquant que le contrat avait été obtenu au moyen de la corruption, et à accorder une extension au Nigeria.

L’arbitrage privé est-il un forum approprié pour régler les différends investisseur-État ?

Le fait que les questions de corruption soient examinées maintenant, près d’une décennie après le début de l’arbitrage, n’est pas idéal. Et le fait qu’une sentence de 10 milliards USD obtenue dans ces circonstances fut tout près d’être exécutée, sans que la question de la corruption ne soit examinée, est encore plus préoccupant. Le fardeau du paiement d’une telle sentence retomberait sur les citoyens et les contribuables nigérians, pas sur les épaules des représentants gouvernements impliqués dans la transaction corrompue alléguée.

Que les allégations de corruption avancées par le Nigeria soient avérées exactes ou non, l’affaire P&ID c. le Nigeria met en lumière deux préoccupations connexes quant à l’arbitrage comme méthode de règlement des différends opposant les États aux investisseurs. Comme pour l’affaire P&ID c. le Nigeria, ces arbitrages sont généralement menés à huis clos. Cela empêche tout examen public opportun. Un tel examen pourrait accroître la pression sur le gouvernement pour le forcer à justifier ses propres actes, notamment les circonstances de la négociation et de la conclusion d’un contrat avec un investisseur étranger. Dans l’affaire P&ID c. le Nigeria, par exemple, il est difficile d’imaginer que les questions de corruption auraient été évitées si longtemps si le public avait eu connaissance du fait que l’investisseur demandait des milliards de dollars de compensation pour une installation de traitement du gaz qui n’a jamais vu le jour. Une plus grande transparence pourrait aussi susciter l’intervention dans le différend de tierces parties, présentant de nouvelles preuves.

Le règlement de la CNUDCI sur la transparence dans l’arbitrage investisseur-État fondé sur des traités de 2014 offre un modèle de ce à quoi pourrait ressembler l’arbitrage investisseur-État fondé sur un contrat plus transparent[23]. Ce règlement établit des présomptions générales en faveur de la transparence, assujetties de rares exceptions, comme par exemple pour protéger les informations commerciales sensibles. Le fait qu’un règlement similaire sur la transparence ne s’applique pas encore aux arbitrages investisseur-État fondés sur un contrat reflète les particularités de l’évolution du débat sur la transparence dans le temps ; le fait que l’arbitrage investisseur-État fondé sur un contrat soit exempté des mêmes exigences de transparence que l’arbitrage investisseur-État fondé sur un traité ne résulte pas d’arguments réfléchis.

Ensuite, l’affaire P&ID c. le Nigeria met en lumière des préoccupations plus larges quant à l’arbitrage comme forum de règlement des différends investisseur-État. Il existe notamment des tensions entre l’économie politique de la corruption, et les doctrines, pratiques disciplinaires et hypothèses ancrées dans le domaine de l’arbitrage. Elles incluent le fait que :

  • L’arbitrage est un mécanisme de règlement des différends fondé sur le consentement des parties. C’est pourquoi les tribunaux se limitent en général à examiner les questions soulevées par les parties. Cela signifie que les tribunaux auront tendance à ne pas examiner la possibilité de la corruption, à moins qu’une allégation claire en ce sens soit présentée par l’une ou l’autre des parties au différend.
  • Les avocats et les représentants de l’État dans l’arbitrage pourraient être eux-mêmes les bénéficiaires de la corruption, ou l’objet de contraintes institutionnelles les empêchant de s’exprimer sur la question. Cela explique pourquoi le fait que les personnes représentant l’État n’aient pas présenté d’allégations de corruption ne signifie pas nécessairement que la transaction était légitime.
  • La doctrine internationale tend à considérer l’État comme un acteur unique, plutôt qu’un forum de contestation politique entre plusieurs groupes. Ces idées préconçues pourraient encourager les arbitres à attribuer la corruption et l’incompétence de certains représentants officiels à l’État lui-même. Cette manière de voir les choses rend les arbitres moins sympathiques aux allégations de corruption d’un État par les investisseurs, lorsqu’elles sont présentées, car les arbitres considèrent alors que l’État met en avant sa propre faute d’avoir accepté un pot-de-vin, dans le but de se défendre contre le recours à son encontre.
  • Les arbitres internationaux ont tendance à considérer les arguments fondés sur le droit de l’État d’accueil comme techniques et non pertinents, même si l’objet de ces lois est d’empêcher la corruption ou de mettre en œuvre un système de contrôle des décisions impliquant des ressources publiques[24].

Ces défis n’ont pas de solution facile dans le cadre existant de l’arbitrage investisseur-État. C’est pourquoi les États pourraient peut-être aller plus loin et étudier s’il ne vaudrait pas mieux régler les différends découlant de contrats auprès des cours nationales plutôt que dans un arbitrage.


Auteur

Jonathan Bonnitcha est associé du Programme droit et politique économiques de l’IISD, basé à Sydney, en Australie. Il est également professeur à la Faculté de droit de l’Université de Nouvelle-Galles du Sud.


Notes

[1] Le différend a fait l’objet de plusieurs articles de fond détaillés de Bloomberg et du Financial Times. Voir “The $6bn judgment pitting Nigeria against a London court.” (2020.) https://www.bloomberg.com/news/features/2019-09-04/is-one-of-the-world-s-biggest-lawsuits-built-on-a-sham https://www.ft.com/content/91ddbd53-a754-4190-944e-d472921bb81e

[2] République fédérale du Nigeria c. Process & Industrial Developments Limited [2020] EWHC 2379 (Comm), para 226.

[3] Ibid., para. 225.

[4] Ibid., para. 21.

[5] P&ID v Nigeria, Dernière partie de la Sentence sur la responsabilité, ¶37(e) (15 juillet 2015).

[6] Supra note 3, para. 6.

[7] P&ID v Nigeria, Dernière partie de la Sentence sur la compétence, ¶7 (3 juin 2014).

[8] Supra note 3, para 209.

[9] Le terme « signaux d’alarme » fait référence aux preuves circonstancielles qui suggèrent une corruption possible. L’existence de signaux d’alarme ne signifie pas nécessairement qu’une transaction était corrompue, mais indique plutôt la nécessité de mener d’autres vérifications pour déterminer si une transaction était en effet corrompue. Voir Sayne, A., Gillies, A., & Watkins, A., (2017). Twelve red flags: Corruption risks in the award of extractive sector licenses and contracts. Natural Resource Governance Institute https://resourcegovernance.org/sites/default/files/documents/corruption-risks-in-the-award-of-extractive-sector-licenses-and-contracts.pdf

[10] Supra note 6, ¶41 (15 juillet 2015).

[11] Supra note 8, ¶ 33. (3 juin 2014).

[12] Ibid., ¶¶ 30-31 (3 juin 2014).

[13] Ibid., ¶29 (3 juin 2014).

[14] Supra note 6, ¶68 (15 juillet 2015).

[15] Supra note 3, para 52.

[16] Supra note 3, para 205.

[17] Première déclaration de témoin de Michael Quinn, 10 février 2014, para 47.

[18] Supra note 3, para 204.

[19] Arbitration Act (1996)(Loi sur l’arbitrage) section 68(2)(g).

[20] Supra note 3, paras 111–112.

[21] Supra note 3, paras 196–199.

[22] Supra note 3, para 191.

[23] CNUDCI (2014). Règlement de la CNUDCI sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et États fondé sur des traités. https://UNCITRAL.un.org/sites/uncitral.un.org/files/media-documents/uncitral/fr/rules-on-transparency-f.pdf

[24] Par exemple, dans la sentence sur la compétence de l’affaire P&ID c. le Nigeria, le tribunal a balayé les arguments du Nigeria selon lequel le ministère des Ressources pétrolières avait la capacité de conclure des contrats au nom du gouvernement nigérian : P&ID c. le Nigeria, Dernière partie de la sentence sur la compétence, ¶¶ 39-41 (3 juin 2014). Dans la sentence sur le fond, le tribunal décrivait l’argument du Nigeria selon lequel seule la Compagnie nationale pétrolière du Nigeria avait le pouvoir d’engager le Nigeria au titre de contrats gaziers (et donc que le ministère des Ressources pétrolières n’en avait pas le pouvoir) comme « technique au plus haut point » : P&ID c. le Nigeria, Dernière partie de la sentence sur la compétence, ¶48 (3 juin 2014). Il est vrai qu’aucune de ces arguments n’est lié à une allégation concrète de corruption. Mais quand bien même, la manière dont le tribunal a pesé ces arguments ne reconnaît pas que les limites substantives et procédurales à la capacité des représentants gouvernementaux de conclure des contrats pourraient un rôle important pour garantir la probité des contrats conclus par le gouvernement.