La nationalité des entreprises investisseuses et la réforme des traités d’investissement : les traités d’ancienne génération peuvent-ils saper les réformes de fond ?

En parcourant la base de données de la CNUCED sur les affaires de règlement des différends en matière d’investissement, l’on peut s’apercevoir, même sans lire les sentences ou les décisions, que certaines entreprises publiquement connues comme étant ressortissantes d’un État spécifique cherchent à obtenir la protection de traités d’investissement d’autres États. Par exemple, la base de données de la CNUCED montre un recours lancé par Chevron contre les Philippines en 2019[1]. L’on pourrait s’attendre à ce que ce recours ait été lancé au titre du traité d’investissement États-Unis-Philippines, puisque Chevron Corporation est enregistrée et à son siège aux États-Unis. Mais d’après la base de données de la CNUCED sur les accords d’investissement, il n’existe pas de traité d’investissement entre les États-Unis et les Philippines. Chevron a plutôt choisi de lancer ce recours au titre du traité d’investissement Philippines-Suisse par la biais de sa filiale suisse Chevron Overseas Finance GmbH.

Un investisseur, la convenance des nationalités

Cette pratique de recherche de la meilleure nationalité (« nationality shopping ») est relativement commune et largement permise dans la pratique des traités d’investissement. Les textes des traités d’investissement et les interprétations arbitrales généreuses du lien allégué entre l’entreprise et son pays d’origine laissent libre court à cette pratique[2]. Dans l’exemple de Chevron, s’il est clair que l’entreprise dispose d’une présence en Suisse, par le biais de laquelle elle a pu faire transiter son investissement aux Philippines, l’on peut se demander si cela suffit à faire de Chevron un investisseur suisse. Le traité d’investissement en question définit un « investisseur » suisse protégé en incluant toutes les entreprises enregistrées au titre du droit suisse. D’après cette définition, Chevron aux Philippines est un investisseur suisse, et non pas étasunien. Toutefois, d’après deux recours précédents au titre de traités d’investissement lancés par Chevron contre l’Équateur, Chevron est bel et bien un investisseur étasunien[3]. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Dans son recours de 2011 contre l’Australie, Philip Morris arguait qu’elle était un investisseur de Hong Kong[4], tout en affirmant en parallèle, dans le cadre d’un recours de 2010 contre l’Uruguay qu’elle était un investisseur suisse[5]. Philip Morris est une entreprise de tabac bien connue, dont le siège est aux États-Unis. Mais dans ses recours au titre de traités d’investissement, l’entreprise n’a jamais été un investisseur étasunien. De la même manière, Mobil a lancé un recours contre le Venezuela en 2007 en tant qu’investisseur néerlandais[6], et contre l’Argentine en 1999 en tant qu’investisseur étasunien[7]. Et Total était un investisseur français dans son recours de 2004 contre l’Argentine[8], puis un investisseur néerlandais dans un recours contre l’Ouganda en 2015[9].

Les arguments liés à la bonne gouvernance et au développement ne peuvent plus justifier la fabrication de nationalités

Il existe de nombreux autres exemples d’entreprises investisseuses moins connues qui s’appuient sur une identité ou une nationalité d’entreprise fabriquée dans le but d’invoquer les protections des traités d’investissement. Et tout cela est souvent permis dans les limites du droit des traités d’investissement et du droit des entreprises. En s’inspirant du Code du capital de Katharina Pistor, l’on comprend que les principes du droit des traités d’investissement et des entreprises offrent un codage juridique de l’investissement étranger qui permet aux investisseurs de changer d’identité de façon à améliorer la pérennité et la priorité de leurs intérêts[10]. Les partisans de cette flexibilité du droit des traités d’investissement arguent qu’il faut se centrer sur le contexte plus large : l’objectif du droit des investissements de renforcer la bonne gouvernance et le développement économique serait mieux servi si tous les investisseurs avaient accès aux protections des traités et à l’arbitrage des investissements, quelles que soient leur origine ou nationalité[11]. Aussi, il serait conforme aux objectifs des traités d’investissement d’interpréter de manière large et flexible le concept de l’investisseur ou de la nationalité de l’entreprise – au point où un investisseur peut être ressortissant d’un État aux fins d’un recours, et ressortissant d’un autre État aux fins d’un autre recours.

Toutefois, les arguments des traités d’investissement liés à la bonne gouvernance et au développement ont été remis en question par de récents travaux empiriques[12]. Après deux décennies de prolifération des recours au titre de traités d’investissement, les preuves soutenant ces arguments sont insuffisantes pour justifier l’expansion de la portée personnelle des protections des traités d’investissement. Dans les traités d’investissement récemment négociés, les États ont commencé à accorder plus d’attention à la portée personnelle de leurs traités d’investissement, notamment s’agissant des entreprises investisseuses. Les États adoptent de plus en plus des dispositions détaillées exigeant d’une entreprise investisseuse un lien plus fort avec son pays d’origine, au-delà du simple enregistrement au titre des lois du pays[13]. La question de la portée personnelle de la protection des traités d’investissement est également examinée par le Groupe de travail III de la CNUDCI comme l’un des aspects de réforme pour surmonter les problèmes de cohérence et d’exactitude du règlement des différends investisseur-État[14]. L’accélérateur de la réforme des AII récemment publié par la CNUDCI identifie également les définitions de « l’investisseur », ainsi que sept autres dispositions clés des traités d’investissement, comme nécessitant une réforme urgente. Ces efforts de réforme visent à restreindre la définition de « l’investisseur » et à introduire des dispositions sur le « refus d’accorder des avantages » pour empêcher les entreprises investisseuses de s’appuyer sur un lien ténu avec un pays d’origine pour accéder aux protections d’un traité.

La réforme et les pièges à venir

Il est essentiel de réformer le domaine de la portée personnelle des traités pour (1) restaurer la nature réciproque des protections des traités d’investissement et (2) pour éviter que les réformes des normes de fond des traités d’investissement menées par les États ne soient contournées par les investisseurs s’appuyant sur les traités d’ancienne génération restants. Les définitions laxistes de l’investisseur contenues dans les anciens traités et les larges interprétations des définitions même les plus strictes réalisées par les tribunaux arbitraux[15] ont sapé la nature réciproque des engagements au titre des traités d’investissement entre les États. Rien n’empêche un investisseur étasunien de s’appuyer sur les traités d’investissement pour protéger son investissement aux Philippines, alors même que les deux pays ne se sont pas engagés à étendre une telle protection à leurs investisseurs respectifs. Les définitions de l’investisseur, couplées à la convenance de créer des entités légales, transforment de manière artificielle les normes de protection incluses dans les traités d’investissement en obligations erga omnes (applicables à tous) pour les États, qui peuvent être invoquées par n’importe quel investisseur, qu’il soit ou non réellement couvert par un traité. S’il est nécessaire de réformer les traités pour inverser cette tendance, le seul libellé des traités pourrait ne pas suffire à restreindre les normes comme le souhaitent les États. Les tribunaux arbitraux continuent de jouer un rôle décisif dans l’interprétation des normes des traités[16]. Cela signifie que même des normes plus strictes peuvent être assouplies par l’interprétation arbitrale. L’une des principales réformes intégrée aux définitions de l’investisseur consiste à exiger d’un investisseur protégé qu’il ait son siège réel ou des activités commerciales substantielles dans le pays d’origine. Pourtant, dans une sentence arbitrale récente dans l’affaire Mera Investment c. Serbie, le tribunal a interprété le concept de siège réel comme étant le lieu d’enregistrement, et a permis à une société écran indirectement détenue par des ressortissants de l’État d’accueil de bénéficier du traité d’investissement, alors même que les investisseurs ne disposaient pas de liens réels avec le pays d’accueil comme l’exige le traité d’investissement pertinent[17]. Aussi, la seule réforme des libellés des traités ne suffira peut-être pas à atteindre les résultats souhaités, compte tenu du modèle actuel de l’arbitrage des investissements.

La deuxième conséquence des définitions actuelles de l’investisseur et des interprétations arbitrales est qu’elles peuvent saper les réformes de fond des traités d’investissement menées par les États d’accueil. Cela s’explique par la capacité des investisseurs d’adopter une nouvelle nationalité d’entreprise, ou de s’appuyer sur une nationalité existante, établie au moyen de filiales ou de sociétés boîte-aux-lettres et fondée sur des liens ténus avec un pays d’origine qui dispose d’un traité d’ancienne génération avec le pays d’accueil. Ainsi, les investisseurs, qui peut-être sont réellement issus d’un pays d’origine ayant récemment signé un traité réformé avec le pays d’accueil, peuvent contourner le traité réformé et s’appuyer sur un traité d’ancienne génération pour lancer leur recours contre le pays d’accueil. De nombreux nouveaux traités d’investissement introduisent des normes de protection plus nuancées et des exceptions à l’application de normes telles que le TJE ou l’expropriation indirecte s’agissant des mesures et politiques adoptées dans l’intérêt public[18]. Par exemple, si un investisseur canadien dans l’UE souhaite éviter les dispositions garantissant le droit du pays d’accueil de réglementer aux fins d’objectifs légitimes de politique publique[19], il peut s’appuyer sur un traité d’investissement d’ancienne génération signé par l’État membre de l’UE en question et un pays tiers dans lequel l’investisseur peut établir une société écran ou disposer déjà d’une filiale, pour rediriger son investissement avant de lancer un recours et avant même que le différend ne soit raisonnablement envisagé[20].

Conclusion

De nombreux États œuvrent actuellement à la réforme de leurs traités d’investissement pour limiter les excès des traités d’ancienne génération. À l’inverse de leurs homologues de première génération, les traités d’investissement les plus récents sont négociés en accordant une plus grande attention aux détails et aux enseignements tirés. Tout État désireux de réformer la totalité de son programme de traités d’investissement doit y consacrer beaucoup de temps. Dans l’intervalle, les définitions de l’investisseur dans les traités, et les larges interprétations de celles-ci par les tribunaux arbitraux peuvent donner aux investisseurs un accès insidieux aux traités d’ancienne génération par le biais de filiales ou de sociétés écrans basées dans des pays tiers. Même si un État réformait la totalité de ses traités, restreignait les définitions de l’investisseur, et incluait des dispositions sur le refus d’accorder des avantages, il existe toujours un risque que les tribunaux arbitraux sapent les objectifs des parties en interprétant mal les concepts en question, comme dans l’affaire Mera Investment c. Serbie. Les problèmes liés aux textes des traités d’investissement et à l’influence de l’interprétation décisive des tribunaux arbitraux sur ces textes indiquent que même la modification majeure de l’un des aspects du système des traités d’investissement, en isolation, peut être sapée en l’absence d’une réforme plus systémique.


Auteure

Anil Yilmaz Vastardis est professeure et co-directrice du Essex Business and Human Rights Project, School of Law and Human Rights Centre, de l’Université d’Essex. L’auteure remercie Daria Davitti, Nathalie Bernasconi, Paolo Vargiu et Zoe Phillips Williams de leurs précieux commentaires.


Notes

[1] Chevron Overseas Finance GmbH c. la République des Philippines (Affaire CPA n° 2019-25)

[2] A. Yilmaz Vastardis, The Nationality of Corporate Investors under International Investment Law (Hart Publishing 2020) pp. 1-12

[3] Chevron Corporation et Texaco Petroleum Company c. la République d’Équateur (I) (Affaire CPA n° 2007-02/AA277); Chevron Corporation et Texaco Petroleum Company c. la République d’Équateur (II) (Affaire CPA n° 2009-23)

[4] Philip Morris Asia Limited c. Le Commonwealth d’Australie (Affaire CPA n° 2012-12)

[5] Philip Morris Brand Sàrl (Suisse), Philip Morris Products S.A. (Suisse) et Abal Hermanos S.A. (Uruguay) c. La République orientale d’Uruguay (Affaire CIRDI n° ARB/10/7)

[6] Mobil Cerro Negro Holding, Ltd., Mobil Cerro Negro, Ltd., Mobil Corporation et autres c. la République bolivarienne du Venezuela (Affaire CIRDI n° ARB/07/27)

[7] Mobil Argentina S.A. c. la République d’Argentine (Affaire CIRDI n° ARB/99/1)

[8] Total S.A. c. la République d’Argentine (Affaire CIRDI n° ARB/04/1)

[9] Total E&P Uganda BV c. la République d’Ouganda (Affaire CIRDI n° ARB/15/11)

[10] K. Pistor, The Code of Capital: How the Law Creates Wealth and Inequality (Princeton University Press 2019) 3 ; voir également A. Yilmaz Vastardis, ‘Investment Treaty Arbitration as Justice Bubbles for the Privileged’ dans T. Schultz et F. Ortino (eds) The Oxford Handbook of International Arbitration (Oxford University Press 2020).

[11] S.W. Schill, The Multilateralization of International Investment Law (Cambridge University Press, 2009) 17–18 ; R. Dolzer et C. Schreuer, Principles of International Investment Law (2ème ed, Oxford University Press, 2012) 25.

[12] M. Sattorova, The impact of investment treaty law on host states: Enabling good governance? (Oxford, Hart Publishing, 2018), 196 (« La principale conclusion de notre étude empirique est que les États d’accueil ne répondent pas nécessairement à leur expérience avec le droit des traités d’investissement en devenant plus prudents et en respectant davantage les normes de la bonne gouvernance ») ; s’agissant de la contribution du DII au développement économique, voir J. Bonnitcha, L. Poulsen et M. Waibel, The Political Economy of the Investment Treaty Regime (Oxford University Press 2017), 46–47.

[13] Voir par ex. l’Accord d’investissement Singapour-UE qui inclut des tests relatifs à l’enregistrement et au siège réel, en plus de l’obligation de mener des activités commerciales substantielles (art. 1(2)(5)).

[14] Groupe de travail III de la CNUDCI (réforme du règlement des différends investisseur-État), 36ème session Vienne, 29 octobre-2 novembre 2018. Éventuelle réforme du règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) : constance et questions connexes, A/CN.9/WG.III/WP.150 [17] ; Groupe de travail III de la CNUDCI (réforme du règlement des différends investisseur-État), 38ème session Vienne, 14–18 octobre 2019. Éventuelle réforme du règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) : demandes présentées par des actionnaires et pertes par ricochet, A/CN.9/WG.III/WP.170.

[15] A. Yilmaz Vastardis, The Nationality of Corporate Investors under International Investment Law pp.199-206.

[16] Certains nouveaux traités ont pris des mesures pour établir des comités bilatéraux sur les traités ou d’autres procédures pour proposer des interprétations conjointes des textes des traités. Voir par ex. AECG, TBI Corée-Ouzbékistan, article 15.

[17] Mera Investment Fund Limited c. la République de Serbie, Affaire CIRDI n° ARB/17/2.

[18] Voir par ex. AECG, article 8(9), TBI Australie-Hong Kong, articles 8 et 15.

[19] AECG, article 8(9).

[20] La question de savoir à quel moment une telle recherche de nationalité devient un abus de droit est contentieuse dans les sentences arbitrales. Pour plus sur la question, voir A. Yilmaz Vastardis, The Nationality of Corporate Investors under International Investment Law, pp. 221-222.