Un tribunal détermine qu’en l’absence de paiement d’une indemnisation, la Bolivie a exproprié un investissement, mais n’accorde à l’investisseur britannique que les coûts irrécupérables

South American Silver Limited (Bermuda) c. l’État plurinational de Bolivie, Affaire CPA n° 2013-15

Dans un arbitrage de la CNUDCI, sous l’égide de la CPA, lancé par South American Silver Limited (Bermudes) (SAS) contre la Bolivie, un tribunal a déterminé que la Bolivie avait exproprié l’investissement de SAS de manière illicite, mais n’a accordé à l’investisseur dans le secteur minier que les coûts irrécupérables. La décision finale a été rendue le 22 novembre 2018.

Le contexte et les recours

Le 7 novembre 2003, Compañía Minera Malku Khota (CMMK) a été enregistrée en Bolivie pour explorer et développer le projet minier Malku Khota. Le demandeur, SAS, détenait indirectement l’intégralité des parts de CMMK.

Entre 2003 et 2007, CMMK acquit dix concessions minières. Des communautés autochtones, regroupées en ayllus occupaient la zone des concessions. En 2010, les membres de ces communautés accusèrent CMMK de polluer des sites sacrés, d’abuser de son pouvoir, de duper et de menacer les membres de la communauté, et de fermer les yeux sur le viol des femmes des communautés.

Les tensions entre les communautés locales et les représentants de CMMK qui en résultèrent culminèrent en de violents affrontements. Le gouvernement bolivien intervint, et conclut un accord avec les communautés autochtones. Le 1er août 2012, la Bolivie émit le Décret suprême n°1308, transférant la propriété des concessions minières à la Bolivie. SAS affirmait que le transfert constituait une expropriation au titre de l’article 5 du TBI Bolivie-Royaume-Uni (le TBI).

Rejet des objections à la compétence

La Bolivie souleva deux objections à la compétence : (1) le tribunal n’avait pas compétence puisque SAS n’était pas le détenteur direct des parts, et (2) les recours étaient irrecevables puisque SAS n’avait pas les mains propres et que son investissement ne satisfaisait pas les prescriptions de la loi.

Selon la Bolivie, le consentement à l’arbitrage contenu dans le TBI concernait les différends portant sur l’investissement « d’une » entreprise, c’est-à-dire que l’investisseur doit être le propriétaire ou le détenteur direct de l’investissement. Puisque SAS n’avait pas la propriété directe de CMMK ou des concessions, la Bolivie arguait que le différend ne portait pas sur l’investissement « de » SAS et, donc, que le tribunal n’avait pas compétence.

Le tribunal rejeta cette objection puisqu’aucune disposition du TBI, ni aucun élément de l’époque pendant laquelle le TBI avait été négocié ne suggérait que les États parties excluaient la possibilité de l’acquisition indirecte. Il observa également que la structure de l’entreprise en question n’était pas complexe au point de ne pas avoir été envisagée par les États parties au TBI au moment de sa conclusion, et que ceux-ci aurait pu la restreindre ou l’interdire s’ils l’avaient souhaité.

La Bolivie argua également que l’article 32 CVDT ne limitait pas les moyens supplémentaires d’interprétation aux seuls travaux préparatoires[1], mais exigeait de tenir compte « des circonstances de sa conclusion ». Selon le pays, les traités contemporains qu’il avait signé au moment où le TBI a été conclu devaient être considérés comme faisant partie des circonstances de la conclusion du TBI.

La majorité du tribunal divergea, car les « circonstances » auxquelles l’article 32 CVDT fait référence sont celles de la conclusion du TBI, et non pas celles d’autres traités dont il n’a pas été démontré qu’ils faisaient partie de ces circonstances. Aussi, la majorité détermina que le terme « de » dans l’article 8(1) TBI n’excluait pas les investissements indirects.

Dans son opinion divergente, l’arbitre Osvaldo César Guglielmino fit référence à l’affaire Postova Banka c. Grèce et considéra que, à l’heure d’appliquer les méthodes d’interprétation de la CVDT, les tribunaux d’investissement faisaient référence aux traités contemporains. Il conclut que, conformément à l’article 31 CVDT, la portée de la protection offerte par l’article 5(2) du TBI ne s’étendait pas aux entreprises de pays tiers réalisant leurs investissements par le biais de sociétés à but spécial de l’un des États parties.

La Bolivie invoqua également le test de Salini, demandant au tribunal de déterminer que, même lorsqu’un investissement satisfaisait aux prescriptions de Salini, seule l’entité réalisant la contribution et prenant directement les risques pouvait être considérée comme l’investisseur. Ayant déjà déterminé que SAS était un investisseur et que les parts de CMMK et dans les concessions minières étaient des investissements au titre du TBI, le tribunal jugea qu’il n’était pas nécessaire d’interpréter les prescriptions de Salini.

Le tribunal remarqua que la doctrine des mains propres invoquée par la Bolivie n’était pas mentionnée dans le texte du TBI, ni dans les principes généraux du droit international ou de la politique publique internationale. Il considéra également que la Bolivie n’avait pas réussi à démontrer que les violations alléguées étaient présentes au cœur de l’investissement au point de devoir considérer ce dernier comme illégal. Selon le tribunal, même si la conduite de CMMK avait pu motiver le transfert de propriété, l’investissement ne cessait pas pour autant d’être couvert par le TBI ou ne devenait pas illégal.

En ne payant pas une indemnisation, la Bolivie a réalisé une expropriation illicite

Selon le tribunal, il existait sans aucun doute un conflit dramatique qui avait mené à de graves violences. En outre, il détermina que l’opposition des communautés autochtones au projet était bien connue, tout comme les importantes lacunes de SAS dans la gestion des relations avec la communauté. Le tribunal considéra que la seule absence de référence textuelle aux droits humains ou à la protection des communautés ne permettait pas de conclure que le transfert de propriété n’avait pas été réalisé à des fins sociales pour la nation bolivienne. Il considéra que les arguments étayant le transfert avaient été démontrés. Il s’agissait de la protection des droits humains – le droit à la vie et le droit à la paix, tous deux expressément mentionnés dans le décret de transfert – et la protection des communautés et des ayllus contre les difficultés découlant du projet.

S’agissant de l’application régulière de la loi, SAS arguait que l’obligation de la Bolivie d’accorder à un investisseur l’opportunité « d’affirmer ses droits » incluait de leur accorder l’opportunité de participer aux décisions concernant l’expropriation et le montant de l’indemnisation. Le tribunal divergea et détermina que, compte tenu du texte du TBI, l’investisseur affecté avait le droit de contester la légalité de la décision d’exproprier, mais pas le droit de participer au processus de décision.

La Bolivie affirma que, dans la mesure où SAS avait choisi de présenter un recours pour expropriation dans le cadre d’un arbitrage international, la Bolivie avait respecté son obligation d’indemniser sans délai en prenant part à la procédure. Le tribunal rejeta cet argument considérant qu’il contredisait les actions précédentes de la Bolivie, car celle-ci avait défendu le transfert comme étant une expropriation légale, reconnaissant qu’elle devait verser une indemnisation, et poursuivit sa recherche d’une société d’évaluation, même après le lancement de l’arbitrage par SAS.

Aussi, le tribunal conclut que, bien que le transfert de propriété respectait les prescriptions fixées par l’article 5 du TBI portant sur l’utilité publique et les bénéfices sociaux, ainsi que l’application régulière de la loi, il ne respectait pas l’obligation d’indemnisation. Le tribunal rejeta également les arguments de la Bolivie selon lesquels le transfert était justifié par l’état de nécessité et constituait un exercice légitime de ses pouvoirs de police.

Autres recours : le TJE et la protection et la sécurité intégrales

SAS soutenait que la Bolivie avait violé la norme TJE au titre de l’article 2(2) du TBI en frustrant ses attentes légitimes et en n’agissant pas de manière transparente et cohérente. Le tribunal convint avec SAS que, dans certains cas, quelques représentants de la Bolivie auraient dû agir plus efficacement. Il conclut cependant que l’absence d’opportunité ou d’efficacité de certaines actions n’équivalait pas à la violation du TJE, ni ne permettait de conclure que la Bolivie avait agi avec préméditation dans le but de prendre le contrôle du projet. Selon le tribunal, le seuil probatoire est élevé pour établir la mauvaise foi ou une négligence intolérable de la part de l’État, et en l’espèce il n’était pas atteint.

Le tribunal détermina également que la Bolivie n’avait pas violé la norme de la protection et sécurité intégrales (PSI) au titre de l’article 2(2) du TBI. Il conclut d’abord que SAS n’avait pas démontré que la Bolivie avait refusé d’intervenir ou n’était pas intervenue lorsque SAS en avait fait la demande, et que les retards ou les déficiences liés à certaines actions ne sont pas suffisants pour être considérés comme des violations de la norme. Ensuite, SAS s’était plainte que la Bolivie n’avait pas militarisé la zone autour de Malku Khota et avait présenté cela comme preuve que la Bolivie n’avait pas fait preuve de diligence raisonnable. Mais le tribunal conclut que SAS n’avait pas réussi à démontrer que la militarisation de la zone aurait permis de régler les conflits sociaux. Il conclut également que la Bolivie n’avait pas cessé de mettre en œuvre les mesures permettant la poursuite du projet. Finalement, le tribunal observa que l’engagement de la Bolivie à suspendre les procédures pénales à l’encontre des dirigeants des communautés autochtones était une concession dans le cadre de l’accord visant à mettre fin au conflit social, et ne constituait pas une inaction du pays contre les menaces et agressions supposées à l’encontre de CMMK.

La décision et les coûts

Le tribunal détermina que le transfert de propriété constituait une expropriation directe et une violation de l’obligation du pays d’accorder une indemnisation. Toutefois, il conclut que la Bolivie n’avait pas violé ses obligations d’accorder le TJE ou la PSI. Il rejeta également les recours de SAS selon lesquels la Bolivie avait adopté des mesures arbitraires ou discriminatoires et ainsi violé la norme du traitement national.

Dans son opinion divergente, Guglielmino considérait que SAS n’était pas la détentrice des parts de CMMK et que l’article 5(2) du TBI n’offrait pas de protection à ces investissements indirects. Aussi, il conclut que SAS n’avait pas prouvé qu’elle avait réalisé un investissement protégé au sens du TBI, et donc que le tribunal ne pouvait affirmer sa compétence sur l’affaire.

Compte tenu que le projet n’était pas en phase de production, le tribunal écarta la méthode traditionnelle de l’actualisation des flux de trésorerie en faveur d’une approche fondée sur les coûts irrécupérables. Il détermina qu’il n’était pas possible d’évaluer le projet par comparaison avec d’autres projets similaires, et qu’aucun élément n’attestait de la viabilité économique ou de la valeur de marché des parts de SAS. Aussi, il conclut que la valeur de marché de ces parts devait être déterminée par référence à la valeur de CMMK, qui, aux fins de l’indemnisation, correspondait à la valeur que CMMK avait investi dans le projet.

Le tribunal accorda à SAS une indemnisation de 18,7 millions USD, et lui ordonna également de payer 65 pour cent des frais de l’arbitrage, et demanda à chacune des parties de payer ses propres frais juridiques.

Remarques : le tribunal était composé d’Eduardo Zuleta Jaramillo (président, de nationalité colombienne), de Francisco Orrego Vicuña (nommé par les demandeurs, de nationalité chilienne) et d’Osvaldo César Guglielmino (nommé par le défendeur, de nationalité argentine). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/cases/2121

Trishna Menon est associée chez Clarus Law Associates, à New Delhi, en Inde.

[1] En français dans le texte, n.d.l.t.