Les pays en développement bénéficient-ils réellement des traités d’investissement ? Les effets du droit international des investissements sur la gouvernance nationale

Les règles internationales contemporaines relatives à la protection de l’investissement trouvent leurs racines historiques dans un système conçu pour protéger les intérêts des étrangers à l’extérieur – pour veiller à ce que les acteurs économiques étrangers bénéficient dans les pays hôtes d’une gouvernance aussi bonne que celle dont ils bénéficient dans leurs pays d’origine, même si le système juridique du pays hôte est en-deçà des normes communément admises[1]. Bien qu’elle ait fait l’objet d’une forte opposition de la part de la communauté internationale[2], l’idée d’un traitement spécial – ou d’une bonne gouvernance – pour les investisseurs étrangers a intégré le corpus du droit international par le biais des AII. Soutenu par son propre mécanisme personnel de règlement des différends (RDIE), le régime moderne des AII réaffirme efficacement les règles historiquement contestées du traitement spécial des investisseurs étrangers.

Récemment, le régime des traités d’investissement a toutefois largement dépassé le cadre de sa mission originale de protéger les investisseurs étrangers contre des violations majeures du droit international, tels que les saisies directes de propriétés ou le déni de justice. Le traitement spécial accordé aux investisseurs étrangers implique maintenant que les acteurs économiques internationaux peuvent demander réparation, même en cas d’action gouvernementale présentant « un niveau relativement inférieur d’inadéquation »[3]. L’absence de transparence, de stabilité et de prévisibilité des actions des États, combinée à l’absence de recours et de mécanismes d’application efficaces au niveau national, peuvent maintenant engager la responsabilité de l’État pour dommages.

La montée des justifications fondées sur la bonne gouvernance dans les décisions arbitrales et la recherche

Afin de soutenir l’expansion de la portée de la responsabilité de l’État au titre des traités d’investissement, d’aucuns ont présenté de nouvelles justifications, prétendant que le régime remplit une fonction sociétale utile. Certains des discours émergeants arguent que les traités d’investissement et le RDIE bénéficient non seulement aux investisseurs étrangers, mais aussi à un groupe plus large d’acteurs dans les États hôtes, incluant entreprises et citoyens ordinaires. Même si les traités d’investissement pourraient être inefficaces dans la réalisation de leurs résultats économiques, certains avancent que leur existence se justifie malgré tout par les normes de bonne gouvernance inscrites dans les normes substantielles de traitement imposées aux États parties par ces traités[4]. Bien que conçues pour bénéficier aux investisseurs étrangers, ces normes de bonne gouvernance pourraient donc « avoir des répercussions sur le droit national et également fixer de nouvelles normes pour le système juridique national »[5]. L’élément clé du discours sur la bonne gouvernance est que les réparations pour dommages pourraient inciter les États hôtes à respecter les normes de bonne gouvernance, et à les intégrer dans leurs systèmes juridiques nationaux et pratiques administratives générales[6]. En agissant comme catalyseurs des réformes de la gouvernance dans les États hôtes, les traités d’investissement améliorent soi-disant la gouvernance nationale non seulement pour les investisseurs étrangers, mais aussi pour les communautés des pays d’accueil.

Dans un changement de cap inquiétant, le discours de la bonne gouvernance a été adopté non seulement par les universitaires mais aussi par les tribunaux arbitraux. Dans une série de décisions, notamment celles des affaires précurseuses Metalclad, Tecmed et Occidental[7], les tribunaux arbitraux décidèrent que la transparence, la stabilité, la prévisibilité et la cohérence dans le comportement des États devaient être considérées comme des éléments constitutifs de la norme TJE. Les efforts récents visant à réformer les traités d’investissement ont peu œuvré à limiter ces pratiques interprétatives, même si le fait de considérer le TJE comme une obligation des États hôtes de respecter la bonne gouvernance n’a jamais été adéquatement démontré par des preuves historiques et doctrinales. L’on peut également questionner l’interprétation d’autres normes de bonne gouvernance, telles que l’obligation au titre d’un traité d’offrir des voies de recours efficaces pour connaître des plaintes et faire respecter les droits, à la fois pour leur fondement juridique insuffisant, mais aussi pour leurs implications normatives[8]. Exploiter les libellés de la bonne gouvernance pour justifier les larges interprétations des règles des traités d’investissement ne permettra certainement pas de détourner l’attention des lacunes des raisonnements juridiques et normatifs sous-tendant les décisions arbitrales. Cela pourrait au contraire renforcer les préoccupations relatives à la légitimité et à la crédibilité du régime actuel.

Les éléments empiriques soutiennent-ils le discours de la bonne gouvernance ?

L’argument selon lequel les traités d’investissement améliorent la gouvernance au niveau national n’est pour le moment pas démontré par des preuves empiriques. Au contraire, le discours de la bonne gouvernance du droit international des investissements repose sur une série de postulats relatifs à la manière dont les États hôtes devraient répondre aux normes des traités d’investissement. Les partisans du discours de la bonne gouvernance présupposent que l’imposition de pénalités financières sur les États hôtes en cas de violation des normes de bonne gouvernance les encourageront (1) à ne pas maltraiter les investisseurs étrangers et (2) à réformer proactivement leurs pratiques juridiques et administratives[9].

Toutefois, pour générer ces effets de dissuasion et de transformation, les représentants des gouvernements des pays hôtes doivent être conscients de l’existence des normes des traités d’investissement, et de leurs implications. En outre, pour décourager efficacement les représentants des gouvernements d’agir en violation de ces normes des traités internationaux, il faut avoir des cadres juridiques et réglementaires nationaux en place. La question essentielle est la suivante : dans quelle mesure les représentants des gouvernements sont-ils effectivement conscients des disciplines des traités d’investissement et influencés par elles à l’heure de prendre des décisions relatives aux investisseurs étrangers ? L’imposition de pénalités financières sur les États hôtes les incite-t-ils à corriger les lacunes en matière de gouvernance qui sont au cœur des différends investisseur-État et à renforcer la responsabilité des agences et représentants gouvernementaux compétents ?

Les études empiriques récentes cherchent à répondre à ces questions, par le biais d’entretiens avec des représentants gouvernementaux et d’analyse de la législation nationale dans les pays en développement[10]. L’étude de cas des données d’expérience de cinq pays en développement révèle que même après que les États aient tenu le rôle de défendeur dans un arbitrage en matière d’investissement, bon nombre de responsables gouvernementaux continuent de méconnaitre le droit international des investissements et ses implications. Même lorsque des représentants gouvernementaux se familiarisent avec le droit international des investissements suite à leur rôle dans un arbitrage investisseur-État, ces connaissances ne se traduises pas en réformes visant à améliorer la gouvernance. Ces données empiriques montrent également que même si certains gouvernements se sont familiarisés avec le droit international des investissements, certains gouvernements hôtes continuent d’ignorer les répercussions éventuelles de leurs actions en violation du droit. Malgré les risques de conséquences financières désastreuses, les gouvernements d’accueil préfèrent parfois être en violation des normes d’un traité d’investissement, lorsque cela semble plus économiquement et politiquement opportun. Le mécontentement vis-à-vis de l’arbitrage en matière d’investissements semble également pousser les États hôtes à envisager de modifier leurs lois nationales relatives à la protection des investissements de manière rétroactive, ou à se retirer purement et simplement du régime des traités d’investissement.

La bonne gouvernance s’applique-t-elle uniquement aux investisseurs étrangers ?

Les données empiriques émergentes soulèvent une autre question : en isolant effectivement les investisseurs étrangers des lacunes des régimes nationaux, et en remplaçant ceux-ci par l’alternative internationale sans doute plus ferme et efficace, le régime des traités d’investissement ne décourage-t-il pas les pays hôtes à améliorer les institutions et pratiques nationales de gouvernance ?[11] Puisque le RDIE permet aux investisseurs étrangers de se soustraire de la compétence des tribunaux nationaux, les systèmes judiciaires nationaux ne sont pas simplement privés d’incitation pour rivaliser avec les tribunaux internationaux et rehausser la qualité de leur gouvernance, mais ils sont dans les faits empêchés d’intégrer les normes internationales de bonne gouvernance aux pratiques juridiques et administratives des pays hôtes.

Les données empiriques suggèrent également que, compte tenu que le régime des traités d’investissement insiste sur l’idée que les investisseurs étrangers méritent une protection spéciale, le régime contribue à la fragmentation du paysage judiciaire et réglementaire national et à l’émergence d’organes décisionnels spécifiques chargés de protéger les investisseurs étrangers des lois et institutions nationales. Il existe une tendance manifeste parmi les pays en développement en faveur de la création d’enclaves juridiques pour les investisseurs étrangers, non seulement à l’échelon international, mais également au niveau national. La prolifération de ces enclaves n’incitent pas à croire en la capacité du droit international d’être un moteur de changement. Au contraire, le fait de survaloriser les investisseurs étrangers assoit la perception prévalente selon laquelle le droit international est un forum pour une poignée d’acteurs privilégiés. Plutôt que d’être poussés vers une réforme globale des institutions et pratiques nationales de gouvernance, les gouvernements des pays en développement sont incités à adopter des solutions n’offrant « une bonne gouvernance qu’aux seuls investisseurs étrangers ».

Le régime des traités d’investissement lui-même respecte-t-il les normes de bonne gouvernance ?

Autre question essentielle : le droit international des investissements dispose-t-il des caractéristiques nécessaires pour inspirer un changement à l’échelon national ? Dans sa forme actuelle, le régime des traités d’investissement ne présente pas certaines des caractéristiques essentielles à sa prétendue mission de jouer le rôle de mécanisme indiquant quelles sont les normes de bonne gouvernance reconnues à l’échelon universel[12]. L’impact réel du droit des traités d’investissement sur la gouvernance dans les pays hôtes dépend, entre autres, de la position adoptée par le régime vis-à-vis des manquements des investisseurs. Si les traités d’investissement et les tribunaux arbitraux ferment les yeux sur les actes illégaux perpétrés par les investisseurs étrangers dans les pays hôtes, notamment l’extorsion et la corruption, le régime des traités d’investissement pourrait être complice d’encourager et de perpétuer les comportements inappropriés et indésirables des gouvernements et des investisseurs étrangers. Malheureusement, la majorité des traités d’investissement existants ne contient pas de dispositions spécifiques pour répondre aux manquements d’un investisseur. L’on a longtemps critiqué le droit des traités d’investissement pour sa nature asymétrique – puisqu’il offre des droits aux investisseurs, mais ne leur impose aucune obligation[13]. L’incapacité des AII à corriger l’absence de responsabilité des investisseurs contraste avec le respect proclamé par le régime des traités d’investissement des valeurs de l’État de droit et de la bonne gouvernance.

Sanctions, réformes descendantes et renforcement des compétences

Les études empiriques des effets de bonne gouvernance du droit des traités d’investissement révèlent également le rôle central joué par la limitation des ressources dans la capacité des États d’internaliser les normes de bonne gouvernance. Comme l’expliquent depuis longtemps les chercheurs en droit et en développement, les sanctions externes et les réformes descendantes pourraient ne pas toujours avoir un effet positif sur les pays récipiendaires[14]. Il semble que le réseau transnational émergeant d’influence – principalement composé d’institutions financières et d’agences d’aide au développement internationales, de gouvernements occidentaux et des responsables de la production et de la diffusion des normes des traités d’investissement – puisse en réalité saper les améliorations significatives de la bonne gouvernance, plutôt que de les encourager. En mettant l’accent sur l’expertise externe (étrangère) et le droit externe (international) et sur les mécanismes de règlement des différends, les efforts de ces agents transnationaux pourraient avoir un effet affaiblissant sur la conscience juridique nationale et donc entraver l’émergence de nouvelles manières innovantes d’interagir entre les pays en développement et le régime mondial de protection de l’investissement.

Remarques finales

À présent que les preuves empiriques soulignent de plus en plus l’absence de corrélation positive entre les traités d’investissement et la croissance de l’IDE[15], qui a tout a gagné des AII qui accordent aux investisseurs étrangers des privilèges renforcés ? Quelle est la fonction sociétale générale du régime contemporain des traités d’investissement et dans quelle mesure peut-on réaliser cette fonction compte tenu de la conception actuelle des règles des traités d’investissement et des procédures d’arbitrage connexes ? D’autres études sont nécessaires pour examiner comment ceux qui payent le prix final des règles d’investissement – les pays en développement et les communautés d’accueil – pourraient être inclus dans la redéfinition de la gouvernance internationale en matière d’investissement et la conception des politiques de protection de l’investissement.


Auteure

Mavluda Sattorova est enseignante senior invitée  en droit à l’Université de Liverpool. Elle se spécialise dans le droit international des investissements et l’arbitrage investisseur-État. Ses travaux les plus récents examinent l’impact du droit relatif aux traités d’investissement sur les prises de décision et la gouvernance nationales.


Notes

[1] Root, E. (1910). The basis of protection to citizens residing abroad. American Journal of International Law, 4(3), 517–528, pp. 521–522.

[2] Voir par exemple les Résolutions n° 1803 (14 décembre 1962) et n° 3281 (12 décembre 1984) de l’Assemblée générale des Nations Unies.

[3] Saluka Investments BV c. la République tchèque, CPA—CNUDCI, Décision partielle, 17 mars 2006, para. 293. Tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0740.pdf

[4] Vandevelde, K. J. (2010). Bilateral investment treaties: History, policy, and interpretation. Oxford : Oxford University Press, p. 119.

[5] Muchlinski, P., Ortino, F., & Schreuer, C. (Eds.). (2008). The Oxford Handbook of international investment law. Oxford : Oxford University Press, p. vi.

[6] Schill, S.W. (2009). The multilateralization of international investment law. Cambridge : Cambridge University Press, p. 377.

[7] Metalclad Corporation c. le Mexique, Décision, 25 août 2000, Affaire CIRDI n° ARB (AF)/97/1. Tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0510.pdf ; Técnicas Medioambientales Tecmed SA c. le Mexique, Décision, 29 mai 2003, Affaire n° ARB(AF)/00/2. Tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0854.pdf ; Occidental Exploration and Production Company c. l’Équateur, Décision, 1er juillet 2004, Affaire LCIA n° UN 3467. Tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0571.pdf

[8] Voir par exemple, AMTO c. Ukraine, Décision finale, 26 mars 2008, Affaire CCS n° 080/2005, para. 87 (le tribunal a considéré que la norme des moyens effectifs exigeait que les lois nationales soient accessibles mais aussi effectives). Tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0030.pdf

[9] Voir Dolzer, R. (2005). The impact of international investment treaties on domestic administrative law, New York University Journal of International Law and Policy, 37, 972 ; Schill, S.W. (2009). The multilateralization of international investment law. Cambridge : Cambridge University Press, p. 377 ; et Echandi, R. (2011). What do developing countries expect from the international investment regime? Dans Alvarez, J. E. & Sauvant, K. P. (Eds.), The evolving international investment Regime: Expectations, realities, options (pp. 3–21). Oxford : Oxford University Press.

[10] Voir Sattorova, M. (2018). The impact of investment treaty law on host states: Enabling good governance? Oxford : Hart Publishing. Voir également Van Harten, G. & Scott, D N. (2017). Traités d’investissement et évaluation interne des propositions de réglementation : Étude de cas du Canada. Investment Treaty News, 8(3), 8–9. Tiré de https://www.IISD.org/ITN/fr/2017/09/26/investment-treaties-internal-vetting-regulatory-proposals-case-study-from-canada-gus-van-harten-dayna-nadine-scott

[11] Tom Ginsburg a su convaincre que la disponibilité du RDIE à l’échelon international réduit le degré d’encouragement aux États hôtes à améliorer les mécanismes et pratiques nationaux de gouvernance. Voir Ginsburg, T. (2005). International substitutes for domestic institutions: Bilateral investment treaties and governance. International Review of Law and Economics, 25(1), 107–123, pp. 119–121.

[12] L’incapacité du droit des traités d’investissement de respecter les idéaux de l’État de droit, telles que la clarté, la cohérence et une procédure équitable a été abordée dans Van Harten, G. (2010). Investment Treaty arbitration, procedural fairness, and the rule of law. Dans Schill, S.W. (Ed.), International investment law and comparative public law (pp. 627–657). Oxford : Oxford University Press.

[13] CNUCED. (2015). Rapport sur l’investissement dans le monde 2015 : réformer la gouvernance de l’investissement international. Genève : CNUCED, p. 158. Tiré de https://UNCTAD.org/en/PublicationsLibrary/wir2015_en.pdf (version complète en anglais) ; https://unctad.org/fr/PublicationsLibrary/wir2015overview_fr.pdf (aperçu en français)

[14] Voir par ex., Trebilcock, M.J., et Daniels, R. J. (2008). Rule of law reform and development: Charting the fragile path of progress. Cheltenham : Edward Elgar, 2008, p. 351.

[15] Pohl, J. (2018, janvier 18). Societal benefits and costs of international investment agreements: A critical review of aspects and available empirical evidence. Documents de travail de l’OCDE sur l’investissement international, 2018/01. Tiré de http://www.OECD-ilibrary.org/finance-and-investment/societal-benefits-and-costs-of-international-investment-agreements_e5f85c3d-en ; Bonnitcha, J. (2017, septembre). Assessing the impacts of investment treaties: Overview of the evidence. Genève : IISD. Tiré de https://www.iisd.org/library/assessing-impacts-investment-treaties-overview-evidence ; Yackee, J. (2010–2011). Do bilateral investment treaties promote foreign direct investment? Some hints from alternative evidence, Virginia Journal of International Law, 51, 397–442.