Analyse critique de L’économie politique du régime des traités d’investissement

Critique de l’ouvrage de Jonathan Bonnitcha, Lauge Poulsen et Michael Waibel, L’économie politique du régime des traités d’investissement.[1]

Comme les auteurs le font remarquer à juste titre dans l’introduction de cet important ouvrage, « les chercheurs des secteurs de la politique, de l’économie et des affaires se sont très peu intéressés aux traités d’investissement » (p. 1). L’analyse politique bien organisée et accessible proposée ici par les auteurs représente à la fois une contribution majeure permettant de combler cette lacune, et un appel à d’autres chercheurs pour examiner les questions en suspens et non résolues.

L’élaboration par les auteurs d’une structure globale cohérente de l’analyse politique des traités d’investissement dans cet ouvrage intéressera un large lectorat et devrait devenir un élément important des cours et études universitaires sur les traités d’investissement. Dans un domaine souvent dominé par les universitaires-praticiens et par l’observation des interprétations arbitrales, les trois auteurs – professeurs d’universités en Australie et au Royaume-Uni – appartiennent à une nouvelle génération de chercheurs qui ne prend pas part à l’arbitrage des investissements.

Le langage clair et dynamique, la présentation équilibrée et le ton impartial de l’ouvrage intéresseront également particulièrement les gouvernements, notamment la bonne cinquantaine d’entre eux qui prend part à une table ronde sur l’investissement organisée par l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE). Ces gouvernements examinent et évaluent la recherche existante portant sur les bénéfices et les coûts des traités d’investissement, y compris les contributions d’auteurs et d’autres experts en la matière. Cet inventaire des études existantes, qui sera mis en ligne sur le site internet de l’OCDE, tire de nombreuses conclusions similaires à celles des auteurs pour ce qui est des questions souvent non résolues relatives aux bénéfices et aux coûts, et pour ce qui est de la nécessité d’approfondir les recherches dans de nombreux domaines. Plus largement, les auteurs font écho au souhait des gouvernements de réimpliquer les spécialistes universitaires et gouvernementaux d’autres domaines dans le droit et la politique des traités d’investissement.

Les auteurs offrent une brève synthèse des débats actuels et font référence à quelques développements récents, mais l’ouvrage servira davantage à offrir un accès à un contexte large, et restera donc pertinent même lorsque les politiques évolueront. Trois chapitres offrent une analyse économique précieuse qui synthétise et développe plus avant les travaux précédents des auteurs et d’autres experts.[2] L’une des conclusions récurrentes est que si les traités d’investissement jouent un rôle essentiel dans certaines situations, tels qu’appliqués actuellement, ils apparaissent souvent comme étant mal adaptés aux préoccupations économiques identifiables – ce qui vient du fait qu’une grande partie des politiques et interprétations des traités ne sont pas fondées sur une analyse économique. Un autre chapitre abordant l’économie de l’investissement étranger conclut que les bénéfices de l’investissement étranger sont souvent associés à des types d’investissement spécifiques, que les auteurs juxtaposent à la couverture de la quasi-totalité des traités d’investissement qui n’est généralement pas sélective, mais seulement limitée à un critère de nationalité.

Les aspects microéconomiques des traités d’investissement

En analysant les aspects microéconomiques des traités d’investissement et les prises de décisions de certains acteurs clé, l’ouvrage propose une discussion nuancée de la portée du risque de l’engagement (« hold-up risk ») – le risque que le gouvernement cherchera à valoriser après qu’un investisseur étranger ait investi les coûts irrécupérables – et examine si les traités d’investissement sont bien conçus pour y remédier. En plus de suggérer que le risque de l’engagement pourrait souvent être surestimé dans certains contextes, les auteurs considèrent que certaines interprétations de dispositions clé d’un traité, telles que le Traitement juste et équitables (TJE) ou les clauses parapluie, ne sont pas bien conçues pour répondre au risque d’engagement car elles ne mettent pas l’accent sur la valorisation par le gouvernement. Le traitement équilibré par l’ouvrage de la délicate question de l’impact des traités d’investissement sur la quantité et la qualité des réglementations gouvernementales – une question au cœur du débat qui fait actuellement rage sur l’impact des traités sur le droit des États de réglementer – examine les risques de surréglementation et de sous-réglementation (gel réglementaire), ainsi que les risques de surinvestissement et de sous-investissement. Le risque de surinvestissement a rarement été abordé, mais comme le suggèrent les auteurs, l’on peut assister à un excès d’investissement dans des activités aux effets externes négatifs forts mais actuellement non résolus – tels que les secteurs générateurs de CO2 – si les investisseurs surprotégés n’internalisent pas le risque de réglementations futures visant à annuler ces effets externes. Les auteurs considèrent que les traités d’investissement jouent un rôle précieux dans la protection contre toute discrimination, mais remettent en question le degré de discrimination à l’égard des investisseurs étrangers dans la pratique, et remarquent que certaines interprétations de dispositions devenues centrales, telles que le TJE, sont largement déconnectées des préoccupations relatives à la discrimination.

Les politiques des traités d’investissement dans les pays en développement et les pays développés

Deux importants chapitres sont respectivement dédiés aux politiques des traités dans les pays développés et dans les pays en développement. Ils examinent les raisons sous-jacentes à l’extraordinaire développement historique d’un large réseau de plus de 3 000 traités d’investissement en un court lapse de temps. Prenant note du faible intérêt des chercheurs pour la question du soutien politique aux traités dans les pays développés, particulièrement en Europe, les auteurs abordent plusieurs explications possibles, notamment la promotion des intérêts commerciaux, le souhait de dépolitiser les différends relatifs aux investissements, un intérêt dans l’élaboration du droit international coutumier, ou le recours aux traités d’investissement pour des raisons diplomatiques et symboliques. Le traitement largement historique par les auteurs des points de vue sur la relation entre traités d’investissement et droit international coutumier pourrait être complété en faisant référence aux déclarations des gouvernements depuis 2002 selon lesquelles les traités d’investissement n’ont pas contribué au développement du droit international coutumier.[3] En général, les auteurs suggèrent que l’influence externe des investisseurs a joué un rôle limité, et mettent en avant d’autres facteurs politiques notamment les mesures incitatives administratives.

Un deuxième chapitre sur la politique résume et développe la recherche sans précédent menée par Lauge Poulsen dans son ouvrage de 2015 portant sur les raisons des pays en développement de conclure des traités d’investissement.[4] La politique des traités aurait été influencée par les efforts visant à accroitre l’investissement ainsi que, de temps à autre, par l’usage parfois controversé des traités pour asseoir les réformes du droit national. Bien que l’on observe que la quasi-totalité des gouvernements a été surprise par l’évolution des interprétations arbitrales, les auteurs remarquent des problèmes plus profonds de capacité dans les pays en développement, constatant par exemple des indices historiques d’une méconnaissance du fait que les traités contiennent des obligations contraignantes.

L’analyse juridique des dispositions de fond et des dispositions relatives au règlement des différends

Deux chapitres proposent une analyse juridique succincte des dispositions de fond et des dispositions relatives au règlement des différends contenues dans les traités, respectivement. En l’espèce, dans son intention d’être bref, l’ouvrage souffre quelque peu de n’examiner que les décisions arbitrales et les réformes européennes récentes. Il traite largement et indépendamment des dispositions TJE, mais néglige les réformes et points de vue préalables des gouvernements dans le contexte de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), leur potentiel de générer différentes conclusions au titre de différents types de traité, et leur influence sur l’attitude d’autres gouvernements dans bon nombre de traités et de soumissions récents.[5] Le fait de mettre l’accent sur les décisions arbitrales et le manque d’attention portée à cette action gouvernementale intensive (discrète et souvent négligée) et influente s’explique par l’affirmation discutable incluse dans la conclusion de l’ouvrage selon laquelle « [p]EU de pays ont commencé à réexaminer si les investisseurs étrangers devraient dans les faits avoir des garanties substantives allant au-delà de la garantie de non-discrimination » (p. 260). En réalité, de nombreux éléments indiquent que les gouvernements agissent sur ce front. L’on peut citer la clarification maintenant largement utilisée des dispositions relatives à l’expropriation indirecte, et les nombreuses discussions et exercices de rédaction des traités en vue de parvenir à des interprétations plus étroites du TJE, par exemple en excluant le facteur des attentes légitimes de cette disposition.[6]

Les auteurs semblent décrire l’instrument interprétatif conjoint signé dans le cadre de la conclusion de l’Accord économique et commercial global (AECG) Canada-Union européenne – qui précise que « l’AECG ne donnera pas lieu à un traitement plus favorable des investisseurs étrangers par rapport aux investisseurs nationaux » – comme une simple affirmation selon laquelle les traités n’offrent pas de traitement préférentiel (p. 13). En tant qu’élément historique du contexte du traité approuvé par toutes les parties au traité après d’âpres débats et négociations politiques, l’instrument interprétatif conjoint n’a pas la même nature que les autres déclarations gouvernementales sur la question citées par les auteurs. L’intention conjointe de limiter le traitement accordé aux investisseurs étrangers à celui reçu par les investisseurs nationaux pourrait s’avérer très importante compte tenu de la marge potentielle d’interprétation, identifiée par les auteurs, de certains des éléments du TJE dans l’AECG.

Il est vrai que les actions gouvernementales conjointes n’ont pas toujours été reflétées dans les décisions arbitrales, mais elles peuvent, dans certains cas, jouer le rôle d’un indicateur précoce de changements systémiques. Et comme les auteurs le constatent par ailleurs, certaines économies majeures ont élaboré des traités sans dispositions TJE ou ont annulé des traités contenant des dispositions parfois interprétées comme s’appliquant largement aux mesures non discriminatoires.

Les auteurs qualifient l’action gouvernementale de timide, ce qui est plus approprié pour décrire les actions gouvernementales limitées visant à garantir que les nombreux anciens traités en vigueur soient interprétés au regard de ces objectifs politiques, ou à restreindre le treaty-shopping mené par les investisseurs parmi les anciens traités dans le but de maximiser leurs droits dans le cadre du règlement des différends investisseur-État (RDIE), comme en atteste l’usage continu des anciens traités comme fondement de la majorité des recours.[7] Alors que la tolérance publique pour le treaty-shopping qui affecte les budgets gouvernementaux se rétracte dans d’autres domaines du droit économique – comme le reflètent notamment les travaux de l’OCDE sur les conventions fiscales – les gouvernements pourraient aussi être incités à régler ces questions dans le domaine des traités d’investissement.[8]

Conclusion

Ces problèmes relativement mineurs – qui peuvent également inciter les gouvernements à se demander s’ils devraient mieux faire connaitre le détail de leurs politiques – n’enlèvent rien à l’examen admirable et bien organisé mené par les auteurs de nombreux principes sous-jacents devant être pris en compte par les décideurs politiques, les chercheurs et les parties impliquées dans les politiques relatives aux traités d’investissement. L’ouvrage souligne à juste titre qu’il faut veiller à ce que les traités répondent à des objectifs politiques identifiables et clairs, que la dérive éventuelle de l’interprétation des traités ne les déstabilise pas, et que la politique des traités soit menée activement par les gouvernements grâce à toute une série d’outils. Il mérite un examen attentif et devrait attirer l’intérêt d’un grand nombre d’experts, de décideurs politiques et d’étudiants à l’heure où les gouvernements sont de plus en plus nombreux à examiner intensivement les politiques en matière de traités.


Auteur

David Gaukrodger est responsable d’unité et conseiller juridique sénior auprès de la Division sur l’investissement de l’OCDE. Il dirige les analyses menées à l’OCDE sur les traités d’investissement et le règlement des différends au titre de ces traités, et appuie les travaux de la table ronde sur l’investissement qui rassemble régulièrement les gouvernements membres de l’OCDE, du G20 et d’autres. Dans cet article, l’auteur s’exprime à titre personnel.


Notes

[1] Bonnitcha, J., Poulsen, L. N. S., & Waibel, M. (2017). The political economy of the investment treaty regime. Oxford University Press.

[2] Pour un exemple d’un important ouvrage précédent des auteurs en la matière, voir la monographie de Jonathan Bonnitcha sur le droit et l’économie de 2014. Bonnitcha, J. (2014). Substantive protection under investment treaties: A legal and economic analysis. Cambridge : Cambridge University Press.

[3] Voir, par ex., Crompton (Chemtura) Corp. c. le Gouvernement du Canada, Contre-mémoire du Canada, 20 octobre 2008, p. 272. Tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw8258.pdf (« Les trois États partie à l’ALENA ont expressément rejeté l’idée selon laquelle les TBI contribuent au développement du droit international coutumier »)(gras dans l’original et les citations omis).

[4] Poulsen, L. N. S. (2015). Bounded rationality and economic diplomacy: The politics of investment treaties in developing countries. Cambridge University Press.

[5] Les documents émanant des gouvernements en la matière sont recueillis et résumés dans Gaukrodger, D. (2017). Addressing the balance of interests in investment treaties: The limitation of fair and equitable treatment provisions to the minimum standard of treatment under customary international law (Documents de travail de l’OCDE sur l’investissement international, 2017/03). Tiré de http://dx.doi.org/10.1787/0a62034b-en.

[6] Voir id., pp. 42-47.

[7] Voir Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). (2017). Rapport sur l’investissement dans le monde 2017 : l’investissement et l’économie numérique. Genève : Nations Unies. Tiré de http://UNCTAD.org/en/PublicationChapters/wir2017ch3_en.pdf, p. 128 (« À la fin de 2016, presque tous les cas de RDIE connus fondés sur un traité sont fondés sur des traités antérieurs à 2010, qui contiennent généralement des formulations larges et imprécises, et incluent peu d’exceptions ou de sauvegardes »).

[8] Pour un aperçu, voir par ex. la Convention multilatérale de l’OCDE pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (il s’agit d’traité multilatéral qui permet aux juridictions de transposer dans leurs réseaux existants de conventions fiscales bilatérales, de manière rapide et efficace, les résultats du projet BEPS de l’OCDE et du G20, notamment des normes minimales pour la mise en œuvre des conventions fiscales dans le but de prévenir l’utilisation abusive des traités et le treaty-shopping), tiré de http://www.OECD.org/fr/ctp/beps/convention-multilaterale-pour-la-mise-en-oeuvre-des-mesures-relatives-aux-conventions-fiscales-pour-prevenir-le-beps.htm ; voir également OCDE, Eliminating Treaty Shopping, (vidéo 5 octobre 2015), tirée de  https://www.youtube.com/watch?v=3W4orxYM18k&feature=youtu.be&list=PLwJUf-surgy4vyyAX9kkY4UVxj85cYCnm. Des limites à un éventuel treaty-shopping ont été incluses dans plusieurs traités d’investissement récents, mais le problème persiste pour de nombreux anciens traités.