La protection intra-Union européenne de l’investissement : une situation bien difficile

Les eaux troubles des TBI européens

Il existe encore actuellement des dizaines de Traités bilatéraux d’investissement (TBI) intra-Union européenne (UE) en vigueur entre les États membres de l’UE. Considérés par le passé comme une assurance nécessaire pour les investisseurs – principalement d’Europe de l’ouest – garantissant que leurs investissements seraient protégés des caprices des régimes post-communistes, les TBI intra-UE ont perdu leur raison d’être. Bon nombre de pays auparavant situés à l’est du Rideau de fer ont, avec les années, adhéré à l’Union européenne et adopté ses lois et réglementations.

Pourtant, malgré une décision récente sur l’incompatibilité des TBI intra-UE avec le droit européen, seuls l’Irlande et l’Italie (qui ont mis fin à leur TBI intra-UE en 2012 et 2013 respectivement) s’appuient uniquement sur les règles du marché unique européen – telles que la liberté d’établissement, le libre mouvement des capitaux, la non-discrimination pour des raisons de nationalité – pour la protection des investisseurs et investissements transfrontières intra-UE[1]. Pour compliquer les choses, bien que la Commission européenne ait demandé aux États membres de mettre fin à leur TBI intra-UE, les contours précis de la protection de l’investisseur au sein de l’Union restent incertains alors même qu’ils sont en cours d’élaboration.

Entre temps, l’environnement d’investissement de l’Union se trouve lui-même en terre inconnue comme le prouve la récente prise de bec entre la Slovaquie et la Pologne au sujet des exportations d’eau : l’affaire Muszynianka c. la République slovaque. Le présent article explicite certaines des subtilités de l’affaire, notamment les contextes factuel et légal, et sa place dans le contexte de la protection intra-UE des investissements.

Le contexte de l’affaire Muszynianka

La coopérative Muszynianka est un fournisseur polonais d’eau minéral disposant d’une usine d’embouteillage à Muszyna, une ville à la frontière avec la Slovaquie. Désireuse d’étendre ses activités, l’entreprise alla plus au sud en 2012 au-delà de la frontière Slovaquie-Pologne de l’autre côté de la rivière-frontière Poprad, et créa une entité juridique dans la capitale slovaque régionale du même nom. L’entreprise construisit un aqueduc de 2 km le long de la rivière et était prête à commencer à pomper l’eau. L’investissement représentait environ 100 millions CZK (soit 3,7 millions €).

En janvier 2015, elle déposa une demande de permis d’exploitation de la source d’eau auprès du ministère slovaque de la Santé. Ce dernier informa l’entreprise le 26 janvier 2015 que sa demande avait été rejetée sur la base de l’article 4(2) de la constitution slovaque, une disposition entrée en vigueur le 1er décembre 2014 par le biais d’un amendement constitutionnel[1]. L’amendement interdit l’exportation d’eau potable, géothermale et minérale par aqueduc ou voie routière[2].

Avec un chiffre d’affaire annuel d’environ 1 milliard €, Muszynianka a déposé une plainte auprès de la Commission européenne, plainte qui s’est retrouvée à la une des médias polonais et a reçu le soutien de la Première ministre polonaise sortante de l’époque, Ewa Kopacz, et du cabinet de l’actuelle, Beata Szydlo[3].

Peler l’oignon des arbitrages en matière d’investissement

Les informations dont nous disposons restent limitées, mais il semble que puisque d’autres mesures visant à régler le différend n’ont pas fonctionné, l’investisseur polonais a présenté une demande d’arbitrage contre la Slovaquie pour un montant de 75 millions € au titre du TBI Pologne-Slovaquie[4]. Entre autres dispositions éventuellement invoquées par Muszynianka, l’on trouve l’article 3(2) du TBI[5] :

Chacune des parties doit garantir sur son territoire un traitement juste et équitable aux investissements des investisseurs de l’autre partie. Ce traitement ne sera pas moins favorable que celui accordé aux investisseurs de chacune des parties sur son territoire ou aux investisseurs de pays tiers si ce traitement est plus favorable.

La première phrase de l’article 3(2) propose l’obligation classique de traitement juste et équitable (TJE). La deuxième explique ensuite que le TJE implique le traitement national et le traitement de la Nation la plus favorisée (NPF). Cette relation précise entre le TJE d’une part, et les traitements national et NPF d’autre part, est un peu vague dans le texte. Cependant l’investisseur pourrait arguer que les deux ensembles d’obligations s’appliquent.

La procédure d’arbitrage avança lentement puisque la Slovaquie contesta immédiatement la nomination d’un arbitre bulgare, Stanimir Alexandrov[6]. Nommé par l’investisseur polonais, M. Alexandrov décida de se retirer avant que la question ne soit réglée, justifiant sa décision par la « manière hostile dont la contestation a[vait] été traitée par la République slovaque »[7].

Cette contestation s’expliquait par un autre arbitrage controversé au titre du TBI Pays-Bas-Slovaquie de 1991 : l’affaire HICEE c. la Slovaquie. La contestation de M. Alexandrov dans l’affaire Muszynianka trouvait sa source dans le comportement de l’arbitre en tant qu’avocat des demandeurs et témoin dans l’affaire HICEE (en tant que témoin, il a présenté un témoignage écrit lorsque HICEE B.V., une entreprise néerlandaise, a cherché à disqualifier un arbitre). Le Premier ministre slovaque Robert Fico avait interdit la distribution de profits impliquant une filiale locale d’HICEE, une assurance santé[8]. HICEE prétendait que ce faisant, la Slovaquie violait ses obligations TJE, en matière d’expropriation et de libre transfert au titre du TBI. L’entreprise réclama plus d’un milliard d’euros, mais n’obtint pas gain de cause[9].

Continuons de peler l’oignon proverbial : Achmea, un autre investisseur néerlandais dans les soins de santé en Slovaquie, lança un arbitrage au titre du Règlement de la Commission des Nations Unies sur le droit commercial international (CNUDCI), également sur la base de la disposition TJE du TBI Pays-Bas-Slovaquie. La Slovaquie contesta l’applicabilité du TBI, compte tenu de la nature intra-UE du différend. Elle présenta également une objection à la compétence de la cour locale de Frankfort en Allemagne où était basé l’arbitrage. L’article 344 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prévoit que les différends portant sur l’interprétation ou l’application des traités européens doivent être réglés au titre des méthodes de règlement des différends prévues par les traités eux-mêmes. Pour la Slovaquie, cela excluait la compétence des cours nationales telles que les cours fédérales d’Allemagne. La cour de Frankfort se prononça contre la Slovaquie dans une décision provisoire de 2010, puis de nouveau dans sa décision finale en décembre 2012. La Slovaquie fit appel de la décision auprès d’une cour d’instance supérieure, qui affirma que les objections de la Slovaquie étaient contestables, car elle considérait que l’article 344 du TFUE ne parle pas de différends privés investisseur-État, et qu’à ce titre, les tribunaux arbitraux ne constituaient pas une violation du TFUE. La Slovaquie se tourna ensuite vers la cour la plus élevée d’Allemagne dans le système ordinaire, la Cour fédérale de justice (BGH).

Nous en arrivons au cœur de notre oignon métaphorique. Pour tenter de veiller à une application uniforme et cohérente du droit européen, la BGH renvoya des questions préliminaires à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), conformément à l’article 267 du TFUE. La question la plus importante portant sans doute sur l’utilisation des tribunaux arbitraux au titre des TBI intra-UE au regard de l’article 344 du TFUE, qui semble au contraire renvoyer tous les différends à la CJUE[10]. La BGH demanda également si l’article 18 du TFUE (sur la non-discrimination) est violé par l’octroi de droits spéciaux à certains citoyens européens et pas à d’autres dans le cadre des TBI intra-UE. Les réponses à ces questions de haute importance seront certainement décisives pour de nombreux arbitrages européens en plus de celui-ci. Remarquant que les conclusions de l’affaire se trouvent actuellement dans un flou interprétatif, la BGH a décidé de surseoir la procédure en attendant le jugement de la CJUE[11].

Revenons à la plainte de Muszynianka auprès de la Commission européenne

D’après les informations publiques, l’affaire semble suivre son cours, et s’attarde sur les règles régissant le marché interne[11]. Cependant, s’agissant des TBI intra-UE, la Commission européenne les a récemment déclarés invalides car contraires au droit européen[12].

La protection de l’investisseur est-elle en miettes ?

Le 29 septembre 2016, la Commission a déterminé que les garanties « supplémentaires » intra-UE en matière d’investissement étaient excessives et incompatibles avec le droit européen, et que l’Autriche, les Pays-Bas, la Roumanie, la Slovaquie et la Suède devaient mettre fin à leurs TBI intra-UE respectifs[12]. La Commission souligna que la plupart de ces traités avaient été conclus dans les années 1990 entre les États membres européens existants à l’époque et des pays qui ont rejoint l’Union européenne plus tard, en 2004 et 2007. La plupart d’entre eux étaient des anciens États communistes où l’état de droit et la propriété privée étaient des concepts balbutiants, timidement redécouverts. Aussi, la Commission considéra qu’il aurait été prudent d’élaborer d’autres mesures afin de protéger l’investissement étranger. Elle argua cependant que des années de transformation rigoureuse et l’adaptation obligatoire aux exigences de la législation européenne avant leur entrée dans l’Union rendaient ce type de protection obsolète, et d’un point de vue légal, nulle et non avenue. En effet, d’après le ministère slovaque des Finances, la Slovaquie avait, même avant la décision, considéré les TBI intra-UE, vingt d’entre eux pour la seule Slovaquie, comme « inapplicables, au minimum »[13] compte tenu de leur chevauchement avec le droit européen.

Conclusion

Où tout cela mène-t-il la protection de l’investissement dans le marché unique européen ? Dans des eaux troubles, pour reprendre le sujet de l’affaire Muszynianka. En théorie, le marché commun européen fonctionne sur la base de principes censés prévenir toute angoisse inutile chez les investisseurs étrangers. Mais la réalité est un peu plus compliquée. En tous cas, pour ce qui est de l’investisseur polonais, l’enchevêtrement des intérêts et autorité nationaux et supranationaux pour bien lui rappeler que le lex specialis coûte parfois particulièrement cher.


Auteur

Andrej Arpas est analyste spécialisé dans la politique commerciale. Diplômé de la faculté de droit de l’Université de Manchester, Andrej a rejoint un groupe de réflexion basé à Washington après avoir brièvement travaillé auprès du ministère slovaque du Travail.


Notes

[1] Commission européenne. (2015, 18 juin). Procédures d’infraction du mois de juin : principales décisions. Tiré de http://europa.EU/rapid/press-release_MEMO-15-5162_fr.htm.

[2] Gouvernement slovaque. (2014, 8 juin). Robert Fico: Water is a strategic commodity; we want to constitutionally proscribe its exports. Tiré de http://www.vlada.gov.sk/robert-fico-voda-je-strategicka-surovina-jej-vyvoz-zo-slovenska-chceme-zakazat-v-ustave (en slovaque).

[3] Palata, L. (2015, 14 novembre). Poles want to go to court with the Slovaks over water. MF Dnes. Tiré de http://www.pressreader.com (en tchèque).

[4] Yong, L. (2016, 19 octobre). Water investor’s claim against Slovakia sees challenge to Bulgarian arbitrator. Global Arbitration Review. Tiré de http://globalarbitrationreview.com/article/1069573/water-investor%E2%80%99s-claim-against-slovakia-sees-challenge-to-bulgarian-arbitrator.

[5] Accord bilatéral d’investissement entre la Pologne et la Slovaquie, 18 août 1994. Tiré de http://investmentpolicyhub.UNCTAD.org/Download/TreatyFile/3022 (en slovaque ; traduction en anglais de l’auteur).

[6] Peterson, L. E. (2016, 18 octobre). Investor makes good on threat to file BIT arbitration over cross-border water export project – and sees its arbitrator nominee swiftly challenged. IA Reporter. Tiré de https://www.iareporter.com/articles/investor-makes-good-on-threat-to-file-bit-arbitration-over-cross-border-water-export-project-and-sees-its-arbitrator-nominee-swiftly-challenged.

[7] Peterson, L. E. (2016, 16 décembre). Arbitrator Stanimir Alexandrov steps aside in face of challenge in intra-EU BIT case. IA Reporter. Tiré de http://www.iareporter.com/articles/arbitrator-stanimir-alexandrov-steps-aside-in-face-of-challenge-in-intra-eu-bit-case ; Kochański Zięba & Partners (KZP). Marek Jeżewski PhD, Partner: Head of Arbitration. Tiré de https://www.kochanski.pl/en/marek-jezewski-phd-2.

[8] Crockett, A. (2014, 20 juin). No jurisdiction over BIT claims if investor fails to state a prima facie case. Lexology. Tiré de http://www.lexology.com/library/detail.aspx?g=9dacc5b0-ccdd-4977-9e00-65047de8c139 ; HICEE B.V. c. la République slovaque, Décision partielle, 23 mai 2011. Tiré de http://www.italaw.com/cases/documents/537.

[9] Ministère des Finances de la République slovaque. (2011, 24 octobre). Slovakia wins first case with health insurers’ shareholders. Tiré de http://www.finance.gov.sk/Default.aspx?CatID=84&NewsID=457 (en slovaque).

[10] Global Investment Protection. (2016, 24 mai). Intra-EU BITs before the Court of Justice of the EU. Tiré de http://www.globalinvestmentprotection.com/index.php/intra-eu-bits-before-the-court-of-justice-of-the-eu.

[11] Oravová, Ľ. (2016, 23 février). The government will not back down. TA3. Tiré de http://www.storin.sk/storin.nsf/$All/AF200EDA6B01997CC1257F63003773AE?OpenDocument (en slovaque).

[12] Commission européenne. (2016, 29 septembre). Procédures d’infraction du mois de septembre : principales décisions. Tiré de http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-16-3125_fr.htm.

[13] Ministère des Finances de la République slovaque. (2016, 15 juillet). Bilateral investment treaties. Tiré de http://www.finance.gov.sk/Default.aspx?CatID=4597 (en slovaque).