Un autre conflit de normes : quel est le lien entre le projet BEPS, la fiscalité internationale et les traités d’investissement ?

1. L’émergence du droit fiscal international

Le nombre toujours croissant d’échanges internationaux et de transactions d’investissement rend nécessaire et inévitable la réforme de la fiscalité internationale, tant en droit qu’en pratique[1]. La politique fiscale n’est majoritairement plus gérée par les États individuels, et le nombre de questions fiscales régies par des accords internationaux a augmenté de manière spectaculaire.

L’échange d’informations et la coopération des États en matière fiscale ne sont pas nouveaux : dès les années 1920, les pays ont jugé nécessaire de se consulter sur des questions urgentes de fiscalité internationale, notamment au sujet de la double imposition. Ces consultations furent menées au sein de divers forums, d’abord sous l’égide de la Chambre de commerce international (CCI) puis de la Société des Nations.

Le droit fiscal international est maintenant régi par les conventions fiscales internationales – des accords conclus entre États comportant plusieurs objectifs et « jouant un rôle clé dans le contexte de la coopération internationale sur les questions fiscales »[2]. Ils réduisent ou éliminent la double imposition internationale portant sur des revenus transfrontaliers, évitent une imposition excessive, et donc l’évasion fiscale, et encouragent donc l’investissement international et la croissance économique mondiale. En outre, ils renforcent l’échange d’informations et la coopération entre les administrations fiscales, notamment dans la lutte contre le problème fondamental de l’évasion fiscale internationale[2].

2. La réforme du droit fiscal international et le projet BEPS de l’OCDE

Bon nombre d’individus et d’entreprises fortunés désireux de payer le moins d’impôts possible prennent part à des sociétés écrans, certaines étant utilisées à des fins illégales, telles que l’évasion fiscale et des sanctions internationales[3]. Les mesures prises par certaines entreprises afin de transférer leurs bénéfices vers des pays aux impôts faibles ou inexistants, ou de dissimuler une partie de leurs bénéfices sont ce que l’on appelle l’érosion de l’assiette fiscale et les transferts de bénéfices (BEPS). Cette pratique a de fortes conséquences sur les recettes gouvernementales, dont on estime la perte entre 100 et 240 milliards USD chaque année.

Lancé en 2013 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), puis approuvé par le G20[4], le projet BEPS présente 15 actions visant à garantir que les bénéfices soient imposés là où les activités les ayant générés sont réalisées, et où la valeur est créée. D’après l’OCDE, les pratiques de BEPS « portent atteinte aux gouvernements car elles réduisent leurs recettes fiscales et augmentent les coûts de contrôle du respect des lois, [et] elles portent atteintes aux populations, lorsque certaines EMN [entreprises multinationales] payent peu ou pas d’impôts et que les contribuables individuels doivent payer une plus grande part du fardeau fiscal »[5].

Le projet BEPS mené par l’OCDE a produit ou mis à jour des règles spécifiques visant à éliminer, d’une part, les arrangements permettant d’éviter l’impôt en exploitant les différences entre les régimes fiscaux nationaux, et à éliminer ou modifier, d’autre part, les régimes préférentiels pouvant porter préjudice à la juste répartition du fardeau fiscal.

3. Les prix de transfert et le transfert des bénéfices

Les questions de calcul des bénéfices et de juridiction fiscale sont étroitement liées. Après avoir déterminé si une partie des bénéfices d’une entreprise est générée dans un pays donné, il est important de fixer les normes relatives à l’identification de la part des bénéfices qui sera imposée dans cette juridiction.

L’une des questions relevant des pratiques de BEPS est la question des prix de transfert, c’est-à-dire lorsque l’on fixe les prix des biens et services échangés entre des entités juridiques contrôlées ou affiliées appartenant au même groupe. Un exemple de prix de transfert serait le coût des biens payés par la société mère à sa filiale lorsque celle-ci vend des biens à la première. Le principe d’indépendance régissant les prix de transfert exige que des entités affiliées allouent leurs bénéfices comme elles le feraient si elles étaient des parties indépendantes dans la même situation, ou dans une situation similaire.

Afin d’offrir des conseils sur les aspects politiques et administratifs de l’application de l’analyse des prix de transfert aux EMN, les Nations Unies et Deloitte ont publié des manuels sur les prix de transfert dans différents pays. Selon le manuel des Nations Unies, lorsque le prix appliqué ne respecte pas le principe international d’indépendance, il pourrait être jugé « incorrect » et accompagné d’éventuelles préoccupations au sujet de l’évasion fiscale. En pratique, il n’est pas forcément aisé de définir un prix de transfert approprié, notamment si l’on tient compte des difficultés liées à l’attribution d’une valeur à des actifs et services intangibles. Les prix de transfert sont utiles au calcul des bénéfices de deux entités réalisant des échanges internationaux ; ils ont donc des effets sur l’assiette fiscale des deux pays impliqués dans les transactions transfrontières.

Bon nombre de EMN adoptent des pratiques visant à réduire le montant de l’impôt qu’elles doivent payer, notamment le transfert de bénéfices si le principe d’indépendance n’est pas appliqué. Les bénéfices sont transférés d’une entité basée dans un pays à la lourde fiscalité vers une entité connexe basée dans un pays à la fiscalité plus douce, en sous-estimant ou en surestimant une transaction intra-groupe. Et puisque les transactions intra-groupes représentent 60 pour cent des échanges mondiaux[6], les montants concernés sont colossaux. Un prix est par exemple sous-estimé lorsqu’un bien produit par la société mère, basée dans un pays à la forte fiscalité, est supposément vendu à une filiale, basée dans un pays à faible fiscalité, puis commercialisé par cette dernière. À l’inverse, la surestimation d’un prix consiste à ce qu’un bien produit par une filiale basée dans un pays à faible fiscalité, est vendu à la société mère, basée dans un pays à la forte fiscalité, puis commercialisé par cette dernière.

La complexité des régimes fiscaux nationaux en matière de prix de transfert a inspiré une étude qui recense presque toutes les normes nationales en matière d’imposition[7]. Même la Commission européenne a entrepris, depuis 2001, une analyse soigneuse des questions pertinentes en matière de prix de transfert intra-Union européenne[8].

4. Les pratiques de BEPS et le droit international de l’investissement

L’augmentation significative des flux mondiaux l’investissement étranger direct (IED) entre 1998 et 2000, entre 2005 et 2007, et en 2015[9] s’est accompagnée de la signature d’un nombre croissant de Conventions de double imposition (CDI). Les CDI et les Traités bilatéraux d’investissement (TBI) ont des objectifs complémentaires : si les TBI visent à protéger et à encourager l’IED, les CDI abordent les questions du lieu d’imposition des bénéfices générés par les investissements transfrontaliers et de la répartition des recettes fiscales générées par les EMN.

Lorsque les questions fiscales sont incluses dans la portée d’un TBI permettant l’arbitrage investisseur-État, les investisseurs étrangers peuvent recourir à l’arbitrage en matière d’investissement pour contester les changements apportés par les États hôtes à leurs législations nationales et pouvant porter atteinte à leurs investissements. C’est là que le projet BEPS entre en jeu : avec ses 15 actions visant à prévenir l’évasion fiscale, et son objectif de garantir que les activités économiques soient imposées là où leur valeur est générée, il inspire déjà les réformes nationales des systèmes fiscaux, et continuera probablement de le faire. Aussi, puisque ces réformes pourraient impliquer une modification des règles nationales régissant l’investissement, l’on pourrait assister à un conflit entre la mise en œuvre des pratiques du projet BEPS et l’application des TBI couvrant la fiscalité.

Les nouvelles mesures fiscales nationales mettant volontairement en œuvre les pratiques du projet BEPS pourraient imposer de nouvelles obligations aux investisseurs et être potentiellement contraires aux droits et obligations respectifs prévus par les TBI et autres accords internationaux d’investissement. Plus spécifiquement, les modifications apportées aux règles fiscales et pouvant affecter les bénéfices ou les actifs des investisseurs étrangers pourraient donner lieu à des recours pour violation des dispositions du traité d’investissement telles que le libre transfert du capital, le traitement juste et équitable (TJE), le traitement national, le traitement de la Nation la plus favorisée (NPF) et l’expropriation. Dans ces cas, les conflits surviennent entre les domaines de la fiscalité et de l’investissement.

Plusieurs affaires d’arbitrage en matière d’investissement alléguaient une expropriation indirecte suite aux mesures fiscales prises par l’État. Certains chercheurs affirment que cela est devenu plus fréquent du fait de la croissance du nombre de mesures réglementaires prises par les États en matière fiscale[10]. Mentionnons notamment les affaires Trading c. la Moldavie, EnCana c. l’Équateur et Occidental c. l’Équateur : toutes portaient sur des modifications des mesures fiscales considérées comme expropriatoires.

Dans le but d’éviter les différends investisseur-État portant sur des mesures fiscales, certains des TBI et modèles de TBI les plus récents – comme par exemple le modèle de TBI de l’Inde – prévoient des exceptions à la portée du traité. La clause dérogatoire mise en avant par l’article 2.6(iv) du modèle de TBI indien pourrait être un point contentieux dans les discussions Inde-Union européenne en vue d’un Accord étendu sur le commerce et les investissements (AECI)[11]. Les négociations entre la Chine et l’Union européenne en vue d’un accord d’investissement cristallisent les mêmes questions, ce qui atteste du problème croissant posé par l’inclusion de mesures fiscales dans les accords d’investissement.

Les systèmes fiscaux peuvent affecter l’investissement transfrontalier d’au moins quatre manières. D’abord, lorsque les mêmes bénéfices sont imposés à la fois dans le pays de résidence et dans le pays hôte, une entreprise paye deux fois des impôts. Cette double imposition – couplée à d’autres facteurs, tels que la présence de matières premières et leur accessibilité, d’une main d’œuvre bon marché, d’infrastructures robustes et bien développées, et d’une législation fiscale favorable – peut affecter le choix des EMN dans la destination de leurs investissements. À court terme, le projet BEPS pourrait encourager les réformes fiscales nationales dans le monde, et l’on assisterait donc à l’augmentation des risques de conflits entre les réformes nationales et les dispositions du droit commercial international ou des accords d’investissements, tels que les CDI ou les TBI. En fait, bien que les mesures du projet BEPS ne soient pas contraignantes, plus de 30 pays les avaient déjà mises en œuvre dans leurs législations respectives avant même leur approbation formelle par le G20 en octobre 2015[12].

Ensuite, l’application de règles relatives aux prix de transfert dans les échanges transnationaux entre entités affiliées permet d’éviter les incohérences permanentes entre le coût des biens déclaré par l’entreprise exportatrice et la valeur des biens déclarée par l’entreprise importatrice, à l’heure d’appliquer les droits de douanes, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et les impôts directs. Cela pourrait éventuellement entrainer, pour les EMN, une augmentation des coûts de la mise en conformité[13].

Troisièmement, il y a un risque de créer un climat d’incertitude fiscale. Certains facteurs, tels que le nombre croissant d’entreprises ayant des activités transfrontières, l’évolution technologique rapide, l’attention croissante des EMN à la planification fiscale et l’absence de politique mondiale en faveur d’un droit fiscal international, exacerbent cette incertitude. La mise en œuvre complète du projet BEPS exigerait la refonte complète du cadre fiscal international. Cependant, il est peu probable qu’un accord sur cette réforme surgisse, puisque les positions de l’Afrique du Sud, du Brésil, de la Chine et de la Russie, en ligne avec celle des pays de l’OCDE, diffèrent largement des positions d’autres pays en développement. En fait, le projet BEPS original de 2013 offrait aux pays où les entreprises sont établies (généralement des pays développés) davantage de possibilités d’imposer de lourds impôts, et aux pays où les entreprises opèrent (principalement des pays en développement) moins de droits fiscaux. Aussi, lorsque les EMN prenaient part à des transactions intra-groupes, les pays en développement avaient moins de marge de manœuvre fiscale, et la plupart des impôts étaient perçus par les pays développés. Bien que le projet BEPS ait été légèrement revu en 2015, les divergences de vue originales suggèrent qu’il est peu probable qu’une réforme complète du cadre fiscal international ait lieu.

L’absence de vue concertée pourrait être exacerbée par l’accès croissant des autorités fiscales aux informations relatives aux opérations transfrontières des EMN. Si certaines autorités fiscales nationales pourraient utiliser ces informations pour concevoir une approche mondiale des prix de transfert13, d’autres autorités fiscales devront gérer de plus grands volumes d’information qu’auparavant sans être nécessairement capables de coopérer en la matière. Aussi, elles pourraient même avoir tendance à adopter une politique plus stricte (qu’elles considèrent comme étant dans leur unique intérêt). Finalement, les « taxes de sortie » que certains États imposent sur les revenus des particuliers ou des entreprises auront certainement des effets négatifs à la fois sur les mouvements de capital, mais aussi sur le mouvement de la main d’œuvre13.

5. Conclusion

Le projet BEPS de réforme récemment mené à bien par l’OCDE est extrêmement important, pas seulement pour les autorités fiscales, mais également pour empêcher un nombre limité d’entités économiques de devenir les seuls bénéficiaires des gains découlant des échanges et de l’investissement transfrontières, et pour garantir que ces bénéfices soient plus largement redistribués. À cet égard, il est important de revisiter le droit et la politique internationaux de l’investissement pour veiller à ce qu’ils ne freinent pas la bonne mise en œuvre du projet BEPS et des réformes fiscales nationales.


Auteurs

Julien Chaisse est professeur à la Faculté de droit de l’Université chinoise de Hong Kong, et membre du Conseil du Forum économique mondial (WEF) sur l’Avenir du commerce et de l’investissement internationaux. Flavia Marisi est assistante de recherche à la Faculté de droit de l’Université chinoise de Hong Kong, et doctorante auprès de l’Université de Gand, en Belgique.


Notes

[1] Chaisse, J. (2016). Investor-state arbitration in international tax dispute resolution. A cut above dedicated tax dispute resolution? Virginia Tax Review, 41(2), 149–222.

[2] Trepelkov, A., Tonino, H., & Halka, D. (Eds.). (2013). United Nations handbook on selected issues in administration of double tax treaties for developing countries. New York : Nations Unies, p. 3. Tiré de http://www.un.org/esa/ffd/documents/UN_Handbook_DTT_Admin.pdf.

[3] Certaines des affaires les plus récentes sont les Panama papers, HSBC et les LuxLeaks. Voir le Consortium international des journalistes d’investigation (CIJI). (2016, avril 3). Giant leak of offshore financial records exposes global array of crime and corruption. Tiré de https://panamapapers.icij.org/20160403-panama-papers-global-overview.html ; The Guardian. (2016, 3 novembre). French prosecutor calls for HSBC to stand trial for alleged tax fraud. Tiré de https://www.theguardian.com/business/2016/nov/03/hsbc-bank-french-prosecutor-calls-stand-trial-alleged-tax-swiss-subsidiary ; Bowers, S. (2014, 5 novembre). Luxembourg tax files: How tiny state rubber-stamped tax avoidance on an industrial scale. The Guardian. Tiré de https://www.theguardian.com/business/2014/nov/05/-sp-luxembourg-tax-files-tax-avoidance-industrial-scale.

[4] Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). (2015, 9 octobre). OECD/G20 base erosion and profit shifting project forwarded to G20 heads of state in November. Tiré de https://www.oecd.org/g20/topics/taxation/g20-finance-ministers-endorse-reforms-to-the-international-tax-system-for-curbing-avoidance-by-multinational-enterprises.htm.

[5] OCDE. (2015, octobre). Taxing multinational enterprises: base erosion and profit shifting (BEPS). OECD Policy Brief BEPS Update No. 3. Tiré de http://www.oecd.org/ctp/policybrief-beps-2015.pdf.

[6] Chambre de commerce international (CCI). (2012). ICC Commission on Taxation Handbook, p. 19. Tiré de https://cdn.iccwbo.org/content/uploads/sites/3/2012/10/ICC-Commission-on-Taxation-Handbook.pdf.

[7] EY. (2016). Worldwide transfer pricing reference guide 2015–16. Tiré de http://www.ey.com/Publication/vwLUAssets/EY-Worldwide-transfer-pricing-reference-guide-2015-16/$File/EY_Worldwide_Transfer_Pricing_Reference_Guide_2015-16.pdf.

[8] Commission des Communautés européennes. (2001, octobre 23). Rapport des services de la Commission : la fiscalité des entreprises dans le marché intérieur. Tiré de http://EC.europa.EU/taxation_customs/sites/taxation/files/resources/documents/company_tax_study_fr.pdf.

[9] Organisation mondiale du commerce (OMC). (2013). Rapport sur le commerce mondial 2013. Tiré de https://www.WTO.org/french/res_f/booksp_f/world_trade_report13_f.pdf.

[10] Wälde, T., & Kolo, A. (2008). Coverage of taxation under modern investment treaties. Dans P. Muchlinski, F. Ortino & C. Schreuer (Eds.), The Oxford handbook of international investment law (chapitre 9), p. 305.

[11] Dhasmana, I. (2017, 10 avril). India-EU ties stumble over keeping tax out of bilateral investment treaty, Business Standard. Tiré de http://wap.business-standard.com/article/economy-policy/india-eu-ties-stumble-over-keeping-tax-out-of-bilateral-investment-treaty-117041000416_1.html.

[12] EY. (2015, août). Country implementation of BEPS actions 8-10 and 13. Tiré de http://www.ey.com/Publication/vwLUAssets/ey-country-implementation-of-beps-actions-8-10-and-13-august-2015/$FILE/ey-country-implementation-of-beps-actions-8-10-and-13.pdf.

[13] Chaisse, J. (2016, janvier). International investment law and taxation: From coexistence to cooperation. E15Initiative. Genève : Centre international pour le commerce et le développement durable (ICTSD) et le Forum économique mondial, p. 5. Tiré de http://e15initiative.org/publications/international-investment-law-taxation-coexistence-cooperation.