Les entreprises d’État boliviennes peuvent-elles soumettre un différend à l’arbitrage international ? Analyse du complexe système juridique bolivien en matière d’investissement étranger

Par le passé, les nouvelles politiques boliviennes en matière d’investissement étranger et d’arbitrage ne sont pas passées inaperçues aux yeux d’ITN[1]. Les lois sur la promotion de l’investissement et l’arbitrage sont deux actes législatifs parmi les plus remarqués découlant du processus de changement lancé par le gouvernement bolivien sous la présidence d’Evo Morales depuis 2006. Ces deux lois, ainsi que la loi sur les entreprises d’État, ont été qualifiées par le Procureur général bolivien de « nouvelles lois sur l’investissement » de la Bolivie[2], et reflètent les politiques publiques du pays en matière de protection des investissements et de la participation du secteur privé à l’économie.

Il reste toutefois difficile d’apporter une réponse claire et certaine à l’une des questions les plus brûlantes à laquelle ces lois devaient répondre : les entreprises d’État boliviennes peuvent-elles soumettre un différend à l’arbitrage international ? Diverses réponses se présentent en fonction du type d’entreprise d’État, de la transaction concernée et du secteur spécifique. Il faut pour cela lire attentivement et conjointement les trois nouvelles lois sur l’investissement. Toutefois, même si l’on combine ces trois lois, l’élaboration des normes en la matière n’est pas claire et pourrait faire l’objet d’interprétations diverses. Le présent article tente de décrire la situation actuelle en Bolivie.

1. Pourquoi les entreprises d’État sont-elles si importantes pour les politiques d’investissement boliviennes ?

La structure de l’économie bolivienne a connu de nombreux changements sous la présidence de Morales. Avant 2006, les principales entreprises et services publics en Bolivie étaient des « entreprises mixtes » disposant d’un capital venant à la fois de l’État et d’entreprises privées étrangères, suite aux mesures de privatisation et de capitalisation mises en place dans les années 1990 (Loi 1554 de 1994). Depuis 2006, le gouvernement met en œuvre une politique visant à récupérer les ressources naturelles, ce qui a entrainé une série de nationalisations et d’expropriations, ainsi que l’essor de nombreuses entreprises d’État.

L’importance actuelle des entreprises d’État vis-à-vis des politiques d’investissement s’explique par le nouveau rôle joué par l’État dans l’économie bolivienne. Elles sont maintenant des protagonistes dans les secteurs les plus importants de l’économie bolivienne. Dans le cadre de cette nouvelle politique, la Constitution bolivienne a été révisée en 2009, et la récupération des ressources naturelles y apparait comme l’un des principaux changements. L’article 309 de la Constitution stipule que l’un des objectifs des entreprises d’État est la gestion des droits fonciers relatifs aux ressources naturelles, le contrôle de la production et l’industrialisation de ces ressources. Le terme « arbitrage » n’apparait qu’une seule fois dans la Constitution, pour préciser que les entreprises étrangères dans le domaine pétrolier et gazier ne peuvent soumettre de différends à l’arbitrage international (art. 366).

Au titre de la Constitution, le rôle de l’État dans l’économie consiste à « orienter et contrôler les secteurs stratégiques de l’économie » (art. 316), tel que le pétrole et le gaz, les mines, l’électricité et d’autres. Suite à ces changements politiques, les industries stratégiques de l’économie bolivienne ne sont plus accessibles aux investisseurs étrangers, sauf si l’investissement est réalisé à travers une entreprise d’État, ou en collaboration avec elle.

En outre, bon nombre d’entreprises d’État plus petites opèrent dans les secteurs non-stratégiques de l’économie où elles sont en concurrence avec le secteur privé. L’on trouve par exemple les entreprises Papelbol (papier), Cartonbol (carton), Lacteosbol (produits laitiers) et BOA (compagnie aérienne). Actuellement, 63 entreprises d’État, présentant divers degrés d’intervention étatique, seraient en opération dans le pays[3].

2. Que prévoient les nouvelles lois sur l’investissement pour les entreprises d’État ?

Puisque l’investissement étranger en Bolivie est intrinsèquement lié au fonctionnement des entreprises d’État, l’importance de la question considérée ici est plus évidente. Quelles sont les normes applicables aux entreprises d’État ? Celles-ci peuvent-elles notamment soumettre un différend à l’arbitrage international avec les entreprises privées investissant en Bolivie ? Une lecture attentive de la loi sur l’arbitrage (Loi 708)[4], de la loi sur les entreprises d’État (Loi 466)[5]et de la loi sur la promotion des investissements (Loi 516)[6]nous apporte quelques éléments de réponse, mais rien de décisif.

a. Lois relatives aux entreprises d’État et à la promotion des investissements

Ces deux lois abordent l’arbitrage mais seulement de manière indirecte. La loi relative aux entreprises d’État – antérieure à la loi sur l’arbitrage – prévoit simplement que les différends entre les partenaires au sein d’une entreprise d’État (à savoir entre l’entreprise privée et l’État) seront assujettis à des normes spécifiques devant être élaborées dans le cadre de la nouvelle loi sur l’arbitrage devant être promulguée.

Cependant, elle élabore des concepts importants. Elle établit une distinction entre trois types d’entreprise d’État : i) les entreprises d’État dotées à 100 pour cent d’un capital d’État ; ii) les entreprises d’État mixtes dotées de plus de 70 pour cent de capital d’État ; et iii) les entreprises mixtes dotées de plus de 50 pour cent de capital d’État (Loi 466, art. 6).

La loi sur la promotion des investissements adopte une approche similaire du règlement des différends. Elle réclame la publication d’une nouvelle loi relative à l’arbitrage, qui « inclura des règles spécifiques pour le règlement des différends en matière d’investissement » (Loi 516, art. transitoire 3.II) et devra être fondée sur les « principes d’équité, de vérité, de bonne foi, de confidentialité, d’impartialité, de neutralité, de légalité, de célérité, d’économie et d’acceptabilité mutuelle » (Loi 516, art. transitoire 3.II). Conformément à ce mandat, la loi relative à l’arbitrage promulguée plus tard inclut une section distincte abordant le règlement des différends en matière d’investissement et étendant les principes du droit applicable à cette section spécifique.

Autre caractéristique importante, la loi sur la promotion des investissements renforce les dispositions de la Constitution en stipulant que les investisseurs privés ne peuvent développer des activités économiques dans les secteurs stratégiques que dans le cadre des droits qui leurs ont été conférés (Loi 516, art. 6). Elle définit également les différences entre les investissements boliviens, mixtes et étrangers. Ces termes sont également utilisés dans la loi relative à l’arbitrage promulguée plus tard.

b. La loi relative à l’arbitrage

Pour arriver au cœur de la question, il faut étudier plus avant la Loi 708 sur la conciliation et l’arbitrage.

Pour commencer il y a la liste des questions ne pouvant être soumises à l’arbitrage (c’est-à-dire les questions expressément exclues de la conciliation et de l’arbitrage). Parmi celles-ci, la loi exclut expressément « la propriété des ressources naturelles », « les contrats administratifs, sauf au titre des exceptions prévues par la loi », et « les questions touchant à l’ordre public » (Loi 708, art. 4).

Aussi, les contrats administratifs ne peuvent être soumis à l’arbitrage, même s’il existe quelques obscures exceptions non mentionnées expressément. Les entreprises d’État peuvent conclure des contrats administratifs, ainsi que des accords commerciaux, qui, au titre de cet article, ne sont pas concernés par cette restriction. Par ailleurs, l’ambigüité de l’expression « ordre public » laisse suffisamment de place pour la discussion. Les droits d’une entreprise d’État pourraient-ils être considérés comme non arbitrables s’ils affectent l’intérêt public et donc considérés comme « une question touchant à l’ordre public » au sens de la loi ?

Quelles sont les exceptions qui ne sont pas expressément mentionnées ? La loi semble proposer deux réponses possibles. D’abord, elle prévoit que les organes et entreprises d’État peuvent lancer un arbitrage mais seulement pour les différends découlant d’accords conclus avec des entreprises étrangères qui ne sont pas domiciliées en Bolivie (Loi 708, art. 6). Ensuite, les entreprises d’État peuvent inclure des dispositions sur l’arbitrage dans leurs contrats administratifs, « tant que » (“en tanto” en espagnol) ces entreprises migrent sous le régime juridique prévu par la Loi 466 sur les entreprises d’État (Loi 708, art. transitoire 4).

Sur ces deux points, il est important de noter que l’article 6 pourrait être contraire à la clause constitutionnelle qui interdit d’accorder à des entreprises étrangères un traitement plus favorable que celui accordé à des entreprises nationales (Constitution, art. 320). Pourquoi les entreprises étrangères peuvent-elles recourir à l’arbitrage lorsque les entreprises nationales n’en ont pas le droit ? D’autre part, l’article transitoire 4 génère également des problèmes d’interprétation puisque l’expression « tant que » (“en tanto” en espagnol) n’est pas claire : l’on ne sait pas si l’arbitrage est accessible aux entreprises ayant déjà migré sous la Loi 466 ou s’il n’est accessible qu’aux seules entreprises qui ne sont pas encore passées sous le nouveau régime.

Finalement, la loi relative à l’arbitrage contient une section complètement nouvelle sur « les différends avec l’État portant sur l’investissement » (Loi 708, Titre IV, Chapitre II). Dans cette section, la loi s’appuie largement sur les définitions des autres nouvelles lois de l’investissement, en créant des règles différentes pour les investissements boliviens d’une part, et pour les investissements mixtes et étrangers d’autre part. Toutefois, dans les deux cas, la loi prévoit que l’arbitrage soit mené au niveau national sur le territoire bolivien, et que le droit bolivien soit le droit applicable à la procédure d’arbitrage (lex arbitri), rendant ainsi impossible la présentation de différends en matière d’investissement aux instances internationales d’arbitrage.

Il est logique de supposer que ces dispositions sur l’investissement s’appliquent à tous types d’investissement réalisé en Bolivie, notamment l’investissement étranger direct. Cependant, compte tenu des dispositions constitutionnelles présentées plus haut, et de l’importante présence de l’État dans de si nombreux secteurs de l’économie, il est probable que ces dispositions revêtent une importance particulière pour les investissements réalisés par le biais d’entreprises mixtes ou d’entreprises d’État mixtes.

3. Conclusions

Il n’est pas aisé de tirer des conclusions définitives de normes non-concluantes. Je pense que la manière la plus appropriée de conclure cet article est de présenter la perspective de l’investisseur étranger. Si celui-ci participe à un secteur stratégique de l’économie bolivienne (le secteur des hydrocarbures par exemple), l’arbitrage international avec l’État semble être interdit par les dispositions constitutionnelles. Les contrats conclus entre des investisseurs étrangers et des entreprises d’État dans d’autres secteurs peuvent faire l’objet d’un arbitrage, mais seulement si ces contrats ne sont pas de nature administrative, ou si la barrière des questions « non arbitrables » peut être contournée avec succès par l’application de l’une des exceptions à la loi sur l’arbitrage. D’un autre côté, si un investissement étranger est réalisé par le biais d’une entreprise d’État, les différends entre l’investisseur et l’État découlant du partenariat peuvent être soumis à l’arbitrage, mais dans le cadre des normes applicables aux divers types d’investissements et d’entreprises d’État, auquel cas l’arbitrage international est hors de question. Une jurisprudence claire et concluante sera essentielle pour éclaircir ces règles complexes.

Auteur

José Carlos Bernal Rivera est un juriste bolivien. Il a un Magister Juris (LL.M.) de la Faculté de droit d’Harvard et est habilité à pratiquer le droit en Bolivie et dans l’État de New York aux États-Unis. Il est actuellement associé dans le cabinet Guevara & Gutiérrez à La Paz en Bolivie.

Notes

[1] Brauch, M. D. (2014, 11 août). Une ouverture à l’investissement étranger ? Analyse de la nouvelle loi bolivienne de promotion des investissements. Investment Treaty News, 5(3), 9–12. Tiré de http://www.IISD.org/sites/default/files/publications/iisd_ITN_august_2014_fr.pdf; Menacho Diederich, P. (2015, 26 novembre). Loi sur la conciliation et l’arbitrage: Ère de changement dans la protection des investissements en Bolivie. Investment Treaty News, 6(4), 6–7.Tiré de https://www.iisd.org/sites/default/files/publications/iisd-itn-november-2015-francais.pdf.

[2] Procuraduría General del Estado. (2015, août).Procurador destaca tres leyes que garantizan la inversión privada. Tiré de http://www.procuraduria.gob.bo/index.php/en/design-and-features/noticias/275-procurador-destaca-tres-leyes-que-garantizan-la-inversion-privada.

[3] EJV! (2015, 30 avril). En Bolivia hay 63 empresas estatales; Gobierno advierte con cerrar las que no dan ingresos. Tiré de http://eju.tv/2015/04/en-bolivia-hay-63-empresas-estatales-gobierno-advierte-con-cerrar-las-que-no-dan-ingresos.

[4] État plurinational de Bolivie. (2013, 27 décembre). Ley 708: Ley de conciliación y arbitraje.Tiré de http://www.lexivox.org/norms/BO-L-N708.xhtml.

[5] État plurinational de Bolivie. (2013, 27 décembre). Ley 466: Ley de la empresa pública.Tiré de http://www.lexivox.org/norms/BO-L-N466.xhtml.

[6] État plurinational de Bolivie. (2014, 4 avril). Ley 516: Ley de promoción de inversiones.Tiré de http://www.lexivox.org/norms/BO-L-N516.xhtml.