La position du droit des investissements vis-à-vis de la question des 1 %

La concentration croissante de la richesse – souvent appelée « la question des 1 % » – soulève d’importantes préoccupations. Dans son rapport sur les dix principales tendances pour l’année 2015, le Forum économique mondial affirme :

Au sommet de la liste pour l’année se trouve l’augmentation des inégalités de revenus. Alors que les riches continuent de voir leur richesse grandir à un rythme jamais vu, la classe moyenne doit lutter. Aujourd’hui, les 1 % les plus riches des États-Unis reçoivent un quart des revenus. Au cours des 25 dernières années, les revenus moyens des 0,1 % les plus riches ont été multipliés par 20 par rapport à ceux du citoyen lambda. L’année dernière, cette tendance occupait la deuxième place du classement ; cette année, elle arrive en tête[1].

Le Global Wealth Report 2014 du Crédit Suisse montre que les chiffres sont de plus en plus saisissants : 0,7 % de la population mondiale contrôle 44 % de la richesse mondiale, tandis que 69 % de la population mondiale vit avec à peine 2,9 % de la richesse mondiale[2].

Partant du constat qu’il est important de lutter contre les inégalités de revenus, il s’agit de savoir si le droit international des investissements, en tant que principale source du droit international régissant les mouvements de capital, encourage la concentration croissante ou au contraire la dispersion du capital.

Le régime actuel du droit des investissements se contente pour l’instant d’étendre le droit des investisseurs d’investir au niveau international (libéralisation de l’investissement) et de protéger leurs droits (détenteurs de capital) lorsqu’ils transfèrent leur capital d’un pays à un autre. Pour faire court, le régime met l’accent sur la protection des actifs des investisseurs et sur l’extension de leurs droits d’utiliser ces actifs pour leur enrichissement personnel.

L’une des théories sous-tendant cette approche était que la promotion des droits des investisseurs permettrait aux États d’attirer davantage d’investissement étranger direct (IED). Cette théorie étant maintenant largement discréditée[3], il apparait de plus en plus important de repenser le lien entre cette approche et une croissance équitable et inclusive – élément essentiel du développement durable.

La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) a noté :

[Il] y a bien longtemps que la nouvelle génération de politiques d’investissement est en cours d’élaboration, et cela se reflète dans les directions politiques dichotomiques adoptées ces dernières années – une libéralisation accrue des régimes d’investissement et la promotion de l’investissement étranger d’une part, et la règlementation de l’investissement pour qu’il contribue aux objectifs de politique publique d’autre part. L’on sait donc que si l’on souhaite que la libéralisation des investissements ait des effets sur le développement durable, elle doit être accompagnée, voire précédée, de la mise en place de cadres réglementaires et institutionnels adéquats[4].

Le droit actuel des investissements soutient-il, ou au contraire freine-t-il la capacité des gouvernements de mettre en place de tels cadres réglementaires, lorsque l’investissement est lié au développement économique équitable et profitable à tous ? Si plusieurs éléments du droit des investissements – le libre transfert du capital, la protection de l’investisseur, les limites aux prescriptions de résultats, et d’autres – ont des effets sur les questions de distribution de la richesse, le présent article examine la question des 1 % dans l’optique du développement : la capacité des gouvernements de :

  1. réglementer l’établissement des investissements,
  2. exiger un certain degré de dispersion de la propriété des investissements étrangers,
  3. protéger les industries naissantes ou promouvoir les acteurs économiques locaux en exigeant des investisseurs étrangers qu’ils s’associent à ces acteurs locaux,
  4. exiger des investisseurs étrangers qu’ils génèrent des liens économiques locaux.

La gestion de ces questions peut s’avérer importante pour la promotion d’une croissante équitable et inclusive. Les traités d’investissement permettent-ils aux gouvernements de gérer ces questions, ou restreignent-ils au contraire leur capacité à le faire ?

  1. Le droit d’établissement

Davantage d’accords d’investissements incluent des dispositions permettant aux investisseurs étrangers d’entrer dans un pays et d’y investir au même titre que les investisseurs nationaux. Ces règles de libéralisation interdisent aux gouvernements de favoriser les investisseurs nationaux par rapport aux investisseurs étrangers. Pour de nombreuses économies, il est des secteurs où il est logique économiquement et socialement de protéger les détaillants de la concurrence internationale, ou d’essayer de soutenir la compétitivité des entreprises nationales, notamment en les protégeant temporairement de la concurrence étrangère. À l’instar de tout autre outil économique, ce n’est pas toujours une bonne stratégie et cela peut donner lieu à un marché déficient et à une emprise politique. Pour autant, les règles libéralisant les droits des investisseurs étrangers d’entrer sur les marchés cherchent à tout prix à éviter toute discrimination, même lorsqu’elle est politiquement souhaitable.

Dans les pays en développement, cela signifie que certaines occasions d’investir sont ouvertes au plus offrant, les investisseurs nationaux ne disposant d’aucun avantage sur les marchés nationaux. Cela est particulièrement vrai pour les grands projets portant sur des infrastructures ou des ressources naturelles, souvent soumis à un appel d’offres. Mais cela est vrai aussi pour d’autres secteurs : par exemple, la concurrence dans les marchés de détail ou de consommation où les grands investisseurs étrangers sont souvent en mesure de conquérir des parts de marché au détriment des petits revendeurs locaux, ce qui a des effets économiques et sociaux énormes.

Il y a également la question connexe de l’augmentation des restrictions des contingents sur l’investissement étranger. Originalement créés en lien avec l’investissement dans les services, au titre l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’UE et de l’accord Singapour-UE, de nouvelles interdictions des contingents sur le marché de l’investissement couvrent tous les secteurs. Elles imposent un simple choix : un secteur est soit ouvert, soit fermé. Cette disposition interdit au gouvernement de protéger une part des secteurs économiques au profit des acteurs nationaux ou des entreprises naissantes.

L’IED peut être une source essentielle de ressources de développement et peut favoriser la diffusion des biens et des méthodes de production durables qui sont si indispensables à l’environnement mondial. La question n’est pas de savoir si les gouvernements devraient autoriser l’IED, mais plutôt de savoir si les traités d’investissement cherchent à imposer une approche unique[5] empêchant les gouvernements de décider au fur et à mesure quand et dans quel secteur cet IED sera bénéfique ou néfaste pour leurs économies.

  1. La propriété des capitaux

Certains accords récents empêchent également les gouvernements de réglementer les prescriptions relatives à la propriété du capital. Par exemple, les lois exigeant une part minimal d’actionnariat national dans les investissements étrangers sont de plus en plus interdites, tout comme les contingents sur le nombre d’investisseurs étrangers pouvant investir dans un secteur. Si ces nouveaux accords étaient appliqués en Afrique du Sud par exemple, ils auraient entrainé l’abrogation de la loi sur l’autonomisation économique de la population noire (Black Economic Empowerment Act), un élément central de la politique sociale postapartheid. Pourtant, l’Afrique du Sud s’abstient d’entrer dans ce type d’accords précisément pour s’assurer entre autres, que cela ne se produise pas. Cette interdiction s’appliquerait aussi bien à des obligations générales qu’à des obligations plus spécifiques, par exemple à la participation mandatoire des syndicats ou des communautés locales au capital de la société.

Il est vrai que les prescriptions relatives à la propriété des capitaux affichent des résultats mitigés. Par exemple, lorsque la propriété est concentrée dans les mains d’une élite nationale restreinte, sa contribution à une croissance inclusive et équitable est limitée. Mais de tels exemples, ou même des abus volontaires, ne devraient pas freiner les efforts de transparence visant à promouvoir une propriété plus large des capitaux dans le cadre d’une stratégie de développement, notamment lorsqu’elle est employée pour réparer des décennies d’annihilation économique des acteurs locaux.

  1. Les co-entreprises obligatoires

Un autre outil est utilisé pour promouvoir le développement de nouveaux acteurs économiques ou le renforcement des acteurs existants : les prescriptions en matière de co-entreprises. Elles peuvent contribuer à l’établissement de « champions » nationaux ou créer des exceptions pour les acteurs nationaux dans des secteurs considérés comme vitaux pour les intérêts du pays hôte, développer la capacité compétitive des partenaires nationaux et améliorer leurs pratiques managériales et leurs chances d’accès aux chaînes de commercialisation internationales[6].

Certains nouveaux traités d’investissement – tels que l’AECG et l’accord Singapour-UE – cherchent à interdire cette possibilité dans tous les secteurs. La capacité des gouvernements de promouvoir la création de nouveaux acteurs ou le renforcement des acteurs existants est alors restreinte en faveur des détenteurs de capital existants. Les prescriptions relatives aux co-entreprises ont fait l’objet d’abus ou de détournement, et servent plus souvent à créer des relations politiques pour les investisseurs qu’à autre chose. Mais lorsqu’elles sont correctement utilisées, elles peuvent s’avérer très utiles pour le renforcement des compétences, le développement et le transfert de technologie, la création d’entreprises plus grandes, etc.

  1. Les prescriptions de résultats

Finalement, le droit des gouvernements d’imposer des prescriptions de résultats (PR) aux investisseurs est de plus en plus limité, tant dans sa portée qu’en terme de zones géographiques concernées par ces restrictions. Les PR imposées par les gouvernements, comme l’obligation d’acheter des biens et services locaux, ou de former les employées à des postes à responsabilités, peuvent entrainer des retombées économiques sur la communauté locale et même sur tout le pays. Les effets multiplicateurs sur l’économie de l’investissement étranger peuvent être essentiels pour atteindre ces bénéfices, pourtant, l’interdiction croissante des PR empêche les gouvernements d’accroître ces effets. Cela favorise la latitude dont jouissent les investisseurs de maximiser leurs profits, au détriment de la capacité des gouvernements nationaux à tenter de retirer d’autres bénéfices économiques de ces investissements.

Conclusion

Les tendances actuelles en matière de traité d’investissement révèlent une attention croissante portée aux droits des investisseurs d’établir et d’exploiter leurs investissements de manière à concentrer davantage la richesse. En effet, si l’on discute beaucoup du renforcement de la marge de manœuvre politique pour des questions telles que la protection de l’environnement et de la santé humaine, les États-Unis, l’Union européenne, le Canada et d’autres pays majeurs dans les négociations sur des traités d’investissement cherchent de plus en plus à limiter délibérément les efforts gouvernementaux visant un développement équitable et profitable à tous.

Cela fait longtemps que le droit international des investissements favorise les droits et les recours juridiques de l’une des parties-prenantes au processus de mondialisation : les détenteurs de capital. S’il ne leur donne pas la possibilité de bloquer de nouveaux acteurs – de nouveaux acteurs sont d’ailleurs apparus évidemment – il empêche, de plus en plus, les gouvernements de prendre des mesures visant à atteindre un meilleur équilibre économique.


Auteur

Howard Mann est conseiller sénior en droit international auprès de l’IISD.


Note

[1] Forum économique mondial. (2015). Outlook on the global agenda 2015, p. 7. Tiré de www3.weforum.org/docs/GAC14/WEF_GAC14_OutlookGlobalAgenda_Report.pdf (uniquement en anglais). Voir également par exemple OXFAM. (2015, janvier). Insatiable richesse : toujours plus pour ceux qui ont déjà tout (Rapport thématique d’OXFAM). Tiré de https://www.oxfam.org/sites/www.oxfam.org/files/file_attachments/ib-wealth-having-all-wanting-more-190115-fr.pdf.

[2] Institut de recherche du Crédit Suisse. (2014, octobre). Global wealth report 2014, p. 24. Tiré de https://www.credit-suisse.com/ch/en/news-and-expertise/research/credit-suisse-research-institute/publications.html (uniquement en anglais).

[3] Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). (2009). Contribution des accords internationaux d’investissement à l’attrait des pays en développement pour l’investissement étranger direct (Études de la CNUCED sur les politiques d’investissement international au service du développement). New York et Genève : CNUCED. Tiré de http://UNCTAD.org/fr/Docs/diaeia20095_fr.pdf ; Sauvant, K. P., & Sachs, L. E. (2009). BITs, DTTs, and FDI flows: An overview. Dans K. P. Sauvant & L. E. Sachs (Eds.), The effect of treaties on foreign direct investment: Bilateral investment treaties, double taxation treaties, and investment flows (pp. xxvii–lxii). New York : Oxford University Press. Tiré de http://ccsi.columbia.edu/files/2014/01/Overview-SachsSauvant-Final.pdf ; Yackee, J. W. (2010–2011). Do bilateral investment treaties promote foreign direct investment? Some hints from alternative evidence. Virginia Journal of International Law, 51(2), 397–442. Tiré de http://www.vjil.org/assets/pdfs/vol51/issue2/Yackee.pdf ; Poulsen, L. N. S. (2010). The importance of BITs for foreign direct investment and political risk insurance: Revisiting the evidence. Dans K. P. Sauvant (Ed.), Yearbook on international investment law & policy 2009/2010 (pp. 539–574). New York : Oxford University Press. Tiré de http://works.bepress.com/cgi/viewcontent.cgi?article=1007&context=lauge_poulsen.

[4] CNUCED. (2012). Cadre pour une politique d’investissement au service du développement durable, p. 5. Tiré de http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/diaepcb2012d5_en.pdf (uniquement en anglais).

[5] Dans la plupart des cas, sur la base des listes d’exceptions figurant dans les annexes dites « de liste négative ». Cependant, c’est la première étape vers la négation de la marge de manœuvre politique des gouvernements et de leur capacité à réglementer l’entrée sur leurs marchés des acteurs économiques en fonction de leur origine, nationale ou étrangère.

[6] Voir Cosbey, A., Mann, H., & Cunningham, M. (2014). Bilateral investment treaties, mining and national champions: Making it work. Winnipeg :IISD. Tiré de http://www.iisd.org/sites/default/files/publications/bilateral_investment_treaties_mining_national_uneca-fr.pdf.