Un tribunal du CIRDI rejette le recours fondé sur le déni de justice contre la République du Panama

Bridgestone Licensing Services, Inc. et Bridgestone Americas, Inc. c. la République du Panama, Affaire CIRDI n° ARB/16/34

Le 14 août 2020, un tribunal du CIRDI s’est penché sur le fond de l’affaire relative à une violation alléguée de la clause TJE contenue à l’article 10(5)(1) de l’Accord de promotion du commerce (APC) États-Unis-Panama. Le tribunal affirmait que les deux demandeurs avaient qualité pour présenter un recours fondé sur le déni de justice, qui est un élément du TJE, malgré le fait que Bridgestone Americas Inc. (BSAM) n’était pas partie à la procédure juridique originale au cours de laquelle le déni de justice aurait soi-disant EU lieu. Au final, le tribunal rejeta toutefois le recours sur le fond.

Le contexte et les recours

Les demandeurs, Bridgestone Licensing Services, Inc (BSLS) et BSAM, sont des filiales étasuniennes de l’entreprise nippone BSJ. Aussi, le Bridgestone Group of Companies mène des activités commerciales de fabrication et de vente de pneus sous les marques FIRESTONE et BRIDGESTONE. Ces marques déposées sont toutes deux enregistrées au Panama. BSLS est la propriétaire de ces marques déposées, et a accordé une licence à BSAM pour les utiliser au Panama (para. 118 à 122).

En 2002, Muresa Intertrade S.A. (Muresa), a déposé une demande d’enregistrement de la marque déposée de pneus RIVERSTONE au Panama. BSJ et BSLS ont lancé des procédures en opposition à l’enregistrement de la marque RIVERSTONE, du fait du risque de confusion. Ces procédures ont été infructueuses. BSJ et BSLS ont donc fait appel, avant de retirer la demande d’appel en septembre 2006.

En septembre 2007, un distributeur de pneus RIVERSTONE avait lancé un recours en responsabilité civile contre BSJ et BSLS, au motif que les procédures d’opposition à l’enregistrement de la marque avait entraîné des pertes. Ce recours fut rejeté en première instance, et en appel. La décision a par la suite été renversée par la Cour suprême, qui accorda des dommages de 5 millions USD contre BSJ et BSLS (para. 128). Selon la Cour suprême, BSJ et BSLS étaient coupables d’un comportement irresponsable et de mauvaise foi dans le cadre des procédures juridiques, ce qui constitue un délit civil au titre de l’article 217 du code judiciaire de la République de Panama.

Dans sa décision de culpabilité, la Cour suprême avait accordé une grande importance à une lettre adressée à Muresa par les représentants juridiques de Bridgestone (le courrier Foley)(para. 411). Dans ce courrier, les représentants juridiques de Bridgestone affirmaientt que si Muresa ne s’abstenait pas de vendre ses produits, Bridgestone lancerait des procédures d’opposition dans plusieurs pays contre l’enregistrement de la marque RIVERSTONE. La recevabilité et l’évaluation de ce courrier comme preuve par la Cour suprême panaméenne constituait l’un des principaux arguments des demandeurs (para. 474 et 475).

Le tribunal rejette l’objection du défendeur selon laquelle le demandeur n’avait pas qualité pour lancer un recours fondé sur le déni de justice

Le défendeur arguait que BSAM n’avait pas qualité pour présenter un recours fondé sur le déni de justice, puisqu’elle n’était pas elle-même partie aux procédures au cours desquels le déni de justice aurait eu lieu. Le défendeur basait cet argument sur deux points fondamentaux, entre autres. Le premier était que l’épuisement des voies de recours internes est un prérequis à tout recours fondé sur le déni de justice ; et pour épuiser une voie de recours spécifique, il faut la suivre jusqu’au bout. Le deuxième est que si une partie refuse de suivre une voie de recours ou un argument jusqu’au bout, elle ne peut arguer en faveur d’un déni de justice (para. 144 à 148).

Le tribunal confirma que la position du défendeur reflétait le droit international, mais il clarifia que celle-ci ne pouvait pas automatiquement être appliquée à un recours au titre du traité d’investissement applicable, qui protège expressément « les investissements couverts » et non pas « les investisseurs ». Le tribunal fit référence à l’article 10(5)(1) de l’APC, le fondement juridique du recours des demandeurs, et souligna que celui-ci portait sur le traitement devant être accordé à « l’investissement » couvert, et non pas à « l’investisseur ». Il conclut donc que la question pertinente n’était pas de savoir si BSAM avait subi un déni de justice, mais plutôt de savoir si l’investissement s’était vu refuser le traitement juste et équitable (para. 165-169).

Le tribunal rejette l’argument du déni de justice mis en avant par les demandeurs

À l’heure d’évaluer les arguments des parties, le tribunal clarifia d’abord qu’il n’avait pas vocation à agir en tant que mécanisme d’appel (para. 410). Ainsi, les éventuelles déficiences dans l’application des règles procédurales panaméennes ne motivaient pas un recours fondé sur le déni de justice. Le tribunal souligna que seule une erreur flagrante de droit pourrait équivaloir, ou même contribuer à un déni de justice (para. 474).

L’argument des demandeurs en faveur du déni de justice impliquait (i) la recevabilité et l’évaluation erronées alléguées comme preuve du courrier Foley, et (ii) la négligence supposée du principe de la chose jugée.

S’agissant de la recevabilité erronée alléguée de preuves, le tribunal ne tira pas de conclusion définitive quant au caractère exact ou non de la décision de la Cour suprême, et ne trouva pas dans le même temps de preuves d’un déni de justice. . Même si le tribunal considérait que la Cour suprême avait donné un poids injustifié au courrier Foley, cela ne constituait pas en soi un motif de déni de justice (para. 474).

Le tribunal examina également l’argument des demandeurs selon lequel, en concluant que les procédures juridiques avaient été lancées de mauvaise foi, la Cour suprême avait négligé le principe de la chose jugée. Les demandeurs arguèrent que dans la procédure d’opposition à l’enregistrement de la marque, il avait déjà été établi que la procédure avait été lancée de bonne foi, ce qui constituait un prérequis à sa recevabilité. Après examen de la loi panaméenne, le tribunal conclut que le principe n’était pas applicable. Il fit cependant remarquer que « l’on aurait pu attendre de la Cour suprême qu’elle fasse une remarque à ce sujet » (para. 483).

Le tribunal reconnut au final qu’une sentence reconnaissant BSJ et BSLS coupables pour la simple raison qu’elles ont exercé leur droit procédural à s’opposer à l’enregistrement d’une marque déposée aurait en effet été surprenante. Cela dit, le raisonnement de la Cour suprême était compréhensible, malgré ses éventuels défauts. Le tribunal rejeta donc les recours (para. 547).

Remarques : le tribunal était composé de Lord Nicholas Phillips Baron of Worth Matravers (président, britannique), d’Horacio A. Grigera Naón (nommé par les demandeurs, d’Argentine) et de J. Christopher Thomas (nommé par le défendeur, du Canada). La décision, datée du 14 août 2020 est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw11771.pdf

Marios Tokas est un juriste en droit international basé à Genève. Il termine actuellement son Master en droit international auprès du Graduate Institute of International and Development Studies. Il est chercheur associé auprès du Centre for International Sustainable Development Law.