Négociation d’un traité sur les entreprises et les droits humains : la lumière au bout du tunnel

Préambule: la crise de l’eau en Argentine

Au début des années 1990, dans le cadre du processus de nationalisation de ses services d’eau, l’Argentine accorda de nombreuses concessions à des investisseurs étrangers pour la fourniture de services d’eau et d’assainissement dans une grande partie du pays[1]. Alors que planait la menace de la crise économique de 2001, mettant en danger la santé et l’environnement des communautés locales vivant dans une extrême pauvreté, l’Argentine adopta une série de mesures visant à préserver un apport suffisant en eau.

Suite à cela, les opérations d’une grande partie de ces projets connurent d’importantes difficultés. Une série d’investisseurs étrangers lança des procédures de RDIE contre l’Argentine, réclamant des dommages pour les violations alléguées de plusieurs traités d’investissement conclus par l’Argentine avec leurs pays d’origine ; bon nombre d’entre eux reçurent des réparations, s’élevant de quelques dizaines à plusieurs centaines de millions USD[2].

Dans l’une de ces affaires, Urbaser c. Argentine[3], l’Argentine chercha également à obtenir réparation de ces investisseurs, en déposant une demande reconventionnelle à leur encontre fondée sur les allégations d’abus des droits humains qu’ils auraient commis contre des citoyens argentins. Même si le tribunal avait affirmé sa compétence sur la demande reconventionnelle, et bien qu’il conclut que non seulement les États, mais aussi les individus et autres parties privées, avaient une obligation de s’abstenir de commettre des actes en violation des droits humains[4], le tribunal n’avait pas été pas en mesure de trouver d’obligation positive au titre du droit international qui exigerait des investisseurs « d’aligner leurs politiques avec le droit international des droits humains »[5]. Compte tenu des développements récents dans le droit international des droits humains, les tribunaux pourraient bientôt bénéficier de plus d’orientations et d’une clarification des obligations des investisseurs au titre du droit international.

La cinquième session du GTI

En 2014, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a établi le Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée (le GTI) sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits humains. Ce groupe de travail est chargé « d’élaborer un instrument juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits humains, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises »[6].

Le Groupe de travail s’est réuni pour sa cinquième session du 14 au 18 octobre 2019 à Genève, comptant avec la participation active de plus de 400 représentants, notamment les délégués de plus de 90 gouvernements, ainsi que des représentants d’organisations internationales, d’institutions des droits humains et d’organisations de la société civile.

Avant la session, le président du groupe de travail avait diffusé un projet révisé d’Instrument juridiquement contraignant (IJC)[7]. Sur la base de cette version, qui contient des « améliorations révolutionnaires »[8] par rapport au précédent projet de texte[9], les délégués gouvernementaux ont réalisé et examiné de nombreuses proposition au cours de la session.

Par exemple, s’agissant de la portée (art. 3), les participants ont échangé leurs points de vue quant à savoir s’il fallait étendre l’IJC pour couvrir « toutes les activités commerciales », qu’elles soient de nature transnationale ou non. S’agissant du droit des victimes (art. 4), les participants se sont attelés à délimiter la portée que l’IJC devrait avoir tout en garantissant un accès significatif à ces protections, et ont notamment discuté de l’accès aux preuves et du renversement de la charge de la preuve, entre autres questions de procédure.

L’article 5 du projet révisé d’IJC exige des États qu’ils adoptent des mesures pour veiller à ce que les entreprises fassent preuve de diligence raisonnable à l’heure de prévenir les abus des droits humains découlant de leurs propres activités commerciales ou de leurs « relations contractuelles »[10]. Certains ont plaidé pour peaufiner davantage cet article afin que la disposition reflète précisément les réalités commerciales dynamiques à l’ère des chaines de valeurs mondiales. D’autres ont suggéré qu’il fallait davantage encourager les entreprises à faire preuve de diligence raisonnable, par exemple en leur offrant la possibilité d’invoquer le respect de leur obligation de diligence raisonnable comme défense dans une éventuelle procédure à leur encontre, ou en renversant la charge de la preuve sur la victime une fois que des preuves prima facie de diligence raisonnable sont établies.

S’agissant de la responsabilité juridique (art. 6), de la compétence (art. 7) et du droit applicable (art. 9), les participants n’étaient pas d’accord quant au fait que l’IJC pouvait offrir des pistes innovantes aux principes juridiques de longue date entérinés dans les lois nationales de bon nombre de pays où des abus des droits humains sont commis. Ces questions incluent par exemple la compétence extraterritoriale, les principes généraux du droit des entreprises et la responsabilité pénale des personnes légales.

Lien entre le droit international des droits humains et le droit international de l’investissement

Les rédacteurs de l’IJC sont bien conscients que les décisions telles que celle rendue par le tribunal de l’affaire Urbaser sur la demande reconventionnelle de l’Argentine peuvent sérieusement saper l’efficacité du futur IJC. Après tout, s’agissant des questions essentielles telles que la norme de protection, la responsabilité juridique, l’obligation de diligence raisonnable et la compétence, peu importe les règles dont conviendront les États au terme de longues négociations, celles-ci ne seront d’aucune utilité pour les communautés affectées si les arbitres décident de ne pas les appliquer.

Au fil des années, les tribunaux d’investissement ont étendu la portée de l’application des traités d’investissement et des chapitres sur l’investissement contenus dans les ALE, et ont interprété les obligations des États de manière très large. Et généralement, ils ont fait cela en totale isolation d’autres domaines du droit international. Cela a contribué à une fragmentation accrue du cadre du droit international régissant les activités transnationales d’investissement[11].

Pour y remédier, l’article 12 de l’IJC tente d’offrir des orientations aux États parties et futurs interprètes du texte quant à la relation de l’instrument avec d’autres sources du droit international. L’article 12(6) précise notamment que « tout accord bilatéral ou multilatéral, … sur les questions pertinentes pour le présent (Instrument juridiquement contraignant) et ses protocoles, devra être compatible et interprété conformément aux obligations [des parties] au titre du présent (Instrument juridiquement contraignant) et de ses protocoles ». Cela permet de garantir que les effets de l’IJC s’étendent à l’interprétation d’autres traités, ou même aux cours ou tribunaux internationaux, lorsqu’ils examineront des questions portant sur les entreprises et les droits humains. S’il est correctement mis en œuvre, il garantira une application plus inclusive, solidaire et moins fragmentée du droit international, et sera particulièrement important lorsque des systèmes juridictionnels contraignants seront en place.

Pour veiller au succès de cette disposition, il serait toutefois utile de créer un processus permettant d’identifier les accords et domaines du droit pour lesquels l’IJC pourrait être pertinent, et les critères pour une telle identification. Cela pourrait être fait soit dans le texte du traité lui-même, ou par le biais d’un commentaire ou d’une note interprétative élaboré plus tard. Par ailleurs, afin de veiller à une interprétation cohérente et prévisible, il est également recommandé d’établir un mécanisme permettant à un panel d’experts d’émettre des interprétations contraignantes sur des questions liées aux droits humains et reflétant la volonté mutuelle des États parties. L’IJC pourrait aller encore plus loin et permettre aux États parties, par le biais d’arrangements institutionnels tels qu’un panel d’experts indépendants préétabli, de mener des missions d’enquête et d’apporter une aide professionnelle aux arbitres, en fonction de la complexité d’une affaire.

Conclusion

Jusqu’à présent, une grande partie des discussions portant sur les préoccupations liées au régime actuel des droits humains et au régime du droit international de l’investissement est menée dans des enceintes distinctes. Les négociations actuelles sur l’IJC offrent une rare opportunité de rompre les silos et de rassembler ces deux mondes pour développer un ensemble de règles internationales juridiquement contraignantes capables de contribuer à un cadre international juridique et de gouvernance harmonisé, en faveur du développement durable.

Le groupe de travail recevra des commentaires et suggestions de texte sur le projet révisé d’IJC jusqu’à la fin du mois de février, après quoi le président préparera une deuxième révision du projet, qui sera examinée lors de la sixième session du groupe de travail, fin 2020.


Auteur

Joe Zhang est conseiller juridique principal auprès du Groupe droit et politique économiques de IISD


Notes

[1] Alcazar, L. ; Abdala, M. & Shirley M. (2000, avril). The Buenos Aires water concessions (Document de travail de recherche politique de la Banque mondiale n° 2311). Tiré de http://documents.worldbank.org/curated/en/718361468769245711/pdf/multi-page.pdf

[2] Voir par exemple, Azurix c. Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/01/12 ; Suez c. Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/03/17 ; SAUR c. Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/04/4 ; et Impregilo c. Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/07/17, toutes disponibles sur http://www.italaw.com

[3] Urbaser c. Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/07/26, Décision, 8 décembre 2016. para. 1110 et seq. Tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw8136_1.pdf

[4] Faisant référence à une obligation de s’abstenir, telle qu’une interdiction de commettre des actes en violation des droits humains », le tribunal affirma qu’« une telle obligation peut être immédiatement appliquée, non seulement aux États, mais aussi aux individus et autres parties privées ». Id., para. 1210. Pour une analyse détaillée de l’affaire Urbaser, voir Schacherer, S. (2018, octobre). Urbaser c. Argentine. Dans N. Bernasconi-Osterwalder & M. D. Brauch (Eds.), Droit international de l’investment et développement durable : principales affaires des années 2010 (25–30). Genève : IISD. Tiré de https://www.iisd.org/sites/default/files/publications/investment-law-sustainable-development-ten-cases-2010s.pdf

[5] Id., para. 1195.

[6] Conseil des droits de l’homme (2014, 14 juillet). Résolution 26/9 Élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme (A/HRC/RES/26/9). Tiré de http://ap.ohchr.org/documents/dpage_f.aspx?si=A/HRC/RES/26/9. Pour les articles précédents d’ITN sur le processus de négociation, voir Zhang, J., & Abebe, M. (2017, décembre). Le parcours d’un Traité contraignant sur les droits humains : déjà trois ans… où va-t-il mener ? Investment Treaty News, 8(4), 3–4. Extrait de https://www.iisd.org/ITN/fr/2017/12/21/the-journey-of-a-binding-treaty-on-human-rights-three-years-outand-where-is-it-heading-joe-zhang-and-mintewab-abebe/ ; Zhang, J. (2015, novembre). Lancement des négociations d’un traité contraignant relatif aux entreprises et aux droits humains, Investment Treaty News, 6(4), 10–11. Extrait de https://www.iisd.org/itn/en/2015/11/26/negotiations-kick-off-on-a-binding-treaty-on-business-and-human-rights

[7] GTI. (2019). Projet révisé d’un instrument juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises. Tiré de https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGTransCorp/OEIGWG_RevisedDraft_LBI.pdf.

[8] Lopez, C. (2019, octobre). Le projet révisé de traité sur les entreprises et les droits humains : améliorations révolutionnaires et perspectives encourageantes. Investment Treaty News, 10(4), 11–14. Tiré de https://www.iisd.org/itn/fr/2019/10/02/the-revised-draft-of-a-treaty-on-business-and-human-rights-ground-breaking-improvements-and-brighter-prospects-carlos-lopez/

[9] GTI. (2018, juillet 16). Avant-projet d’un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’Homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises. Tiré de https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGTransCorp/Session3/DraftLBI.pdf. Pour une analyse de l’avant-projet, voir Lopez, C. (2018). Vers une convention internationale sur les entreprises et les droits humains. Investment Treaty News, 9(3). 13–16. Tiré de https://www.iisd.org/itn/fr/2018/10/17/toward-an-international-convention-on-business-and-human-rights-carlos-lopez/

[10] GTI, supra note 6, art. 5(3)(a). Le terme de « relation contractuelle » ne reflète pas précisément l’intention des rédacteurs. Comme l’a expliqué le président, l’objectif est d’étendre l’obligation de diligence raisonnable au-delà des seules activités propres à une entreprise, pour couvrir également les actes de ses filiales et fournisseurs. Il a été suggéré de remplacer l’expression par « relation commerciale ».

[11] Pour une analyse du processus de prise de décision des tribunaux d’investissement, voir Van Harten, G. (2018, mai). Leaders in the expansive and restrictive interpretation of investment treaties: A descriptive study of ISDS awards to 2010, European Journal of International Law, 29(2), 507–549. Tiré de http://www.ejil.org/pdfs/29/2/2877.pdf