Les investisseurs triomphent sur l’Espagne dans un recours concernant une modification réglementaire en matière d’énergie renouvelable

Eiser Infrastructure Limited et Energía Solar Luxembourg S.à r.l. c. le Royaume d’Espagne, Affaire ICSID nº ARB/13/36

Dans une décision rendue le 4 mai 2017, un tribunal du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a décidé qu’en adoptant le nouveau système de réglementation des énergies renouvelables à la suite de la crise économique, l’Espagne à manqué à ses obligations en vertu du traité sur la Charte de l’énergie (TCE) qui prévoit un traitement juste et équitable (TJE) des investissements étrangers. Le tribunal a jugé notamment qu’en mettant en place un système réglementaire entièrement nouveau, l’Espagne « a franchi la limite » et a enfreint son obligation TJE (para. 458).

Les faits et les recours

En vue de s’imposer en tant que leader mondial de l’énergie renouvelable, l’Espagne a accordé des subventions, des incitations fiscales, des prêts à taux bonifié et des garanties de prêts pour subventionner de nouveaux investissements dans les énergies renouvelables. Entre 2007 et 2011, le fonds d’investissement britannique Londres Eiser Infrastructure Limited (Eiser) et sa filiale luxembourgeoise Energía Solar Luxembourg S.à.r.l. ont réalisé des investissements dans la construction et l’exploitation de trois centrales thermos-solaires en Espagne pour un montant initial de 126 millions d’euros.

Cependant, à partir de 2008, l’Espagne a commencé à réduire ces mesures incitatives pour faire face à un important déficit tarifaire. En effet, les recettes générées par les tarifs subventionnés par l’État ne suffisaient plus à couvrir les coûts, ce qui a entraîné la suppression de ces mesures dans le secteur de l’énergie solaire. Le gouvernement a ensuite adopté une nouvelle méthode de rémunération basée sur le montant investi. En appliquant cette nouvelle méthode aux investissements existants, le chiffre d’affaires d’Eiser est passé en dessous du montant nécessaire pour couvrir les coûts de financement et d’exploitation ou pour assurer le retour sur investissement. Le 9 décembre 2013, Eiser et sa filiale ont entamé un arbitrage contre l’Espagne en affirmant que celui-ci avait violé plusieurs de ses obligations en vertu du TCE, y compris des articles sur l’expropriation et le TJE.

L’objection intra-UE

L’Espagne a soutenu que le TCE ne s’appliquait pas aux différends impliquant des investissements réalisés au sein de l’UE par des investisseurs d’autres pays membres de l’UE et que, par conséquent, le tribunal n’était pas de compétence ratione personae. L’Espagne a fait remarquer que l’article 26 du TCE concernant l’arbitrage visait les différends qui opposent une « partie contractante » et « un investisseur d’une autre partie contractante », et a soutenu que, puisque l’Espagne et l’Union européenne étaient parties au TCE, cela « résulte inévitablement dans l’exclusion de cet article » dans les différends intra-UE.t S’appuyant sur la décision juridictionnelle RREEF c. Espagne, les demandeurs ont soutenu que le sens ordinaire de l’article 26 prouve que l’Espagne a consenti à l’arbitrage des recours et qu’ils relèvent du traité, qui ne prévoit aucune exception pour les différends intra-UE.

Le tribunal s’est appuyé sur la décision RREEF et a conclu que si une exception implicite avait été prévue pour les différends intra-UE, elle aurait été clairement indiquée dans le texte, plutôt que de se dissimuler sous la forme d’un « piège pour les non-avertis » (para. 186). Il a ainsi conclu que le sens ordinaire attribué aux dispositions pertinentes du TCE, interprétées conformément aux règles de la Convention de Vienne sur le droit des traités, permet aux demandeurs de faire valoir leurs revendications, et a écarté l’objection.

Recours d’actionnaires au titre de compensation

Une autre objection a consisté à dire que le tribunal n’avait pas compétence ratione materiae pour connaître des allégations de préjudice encouru directement par les sociétés exploitantes dans lesquelles les demandeurs détenaient des participations minoritaires. L’Espagne a alors fait valoir que les recours d’actionnaires au titre des dommages prétendument subis par les entreprises dans lesquelles ils ont investi sont interdites par le droit international public et par les systèmes nationaux avancés en matière de droit commercial. En s’appuyant sur les décisions rendues par les tribunaux d’investissement tels que Azurix c. Argentine, les demandeurs ont rétorqué que la définition des investissements couverts dans le cadre du TCE comprend à la fois leur droit à la propriété des actions et leurs droits indirects sur les actifs des sociétés exploitantes espagnoles. En retenant l’affirmation des demandeurs, le tribunal a fait remarquer qu’il considérerait la valeur des sociétés dans lesquelles les demandeurs détenaient des intérêts lorsqu’il évaluait le montant des dommages.

Absence de compétence en matière de mesures fiscales

En décembre 2012, l’Espagne a adopté une loi imposant une taxe de 7 pour cent (TVPEE) sur la valeur totale de l’énergie distribuée par les producteurs d’électricité dans le réseau national. L’Espagne a soutenu qu’il s’agissait d’une mesure fiscale et que, en vertu de l’article 21(1) du TCE, le tribunal n’avait pas compétence pour se prononcer sur les recours TJE résultant prétendument des mesures fiscales.

Le tribunal a fait remarquer que le pouvoir en matière d’impôts est un pouvoir souverain essentiel et que l’article 21(1) du TCE, ainsi que les dispositions correspondantes d’autres traités d’investissement, reflètent l’intention des États de préserver les questions fiscales de l’arbitrage, sauf circonstances très particulières. Par conséquent, le tribunal a conclu que les préjudices découlant de la TVPEE ne pouvaient pas être pris en considération dans une possible indemnisation.

Le tribunal a également accueilli l’objection avancée par l’Espagne selon laquelle les demandeurs n’avaient pas renvoyé aux autorités fiscales compétentes leur recours concernant l’effet expropriatoire de la TVPEE, comme l’exige l’article 21(5)(b)(i) du TCE.

Le Tribunal conclut que l’Espagne a violé le TJE

Compte tenu des considérations en matière d’économie des procédures judiciaires et en s’appuyant sur la décision dans l’affaire SGS Société Générale c. Paraguay, le tribunal a considéré que le recours concernant le TJE constituait d’un point de vue juridique l’angle d’attaque le plus approprié pour évaluer la situation complexe sur le plan factuel et les multiples violations alléguées.

En affirmant que le TJE dans le cadre du TCE est une norme autonome qui doit être interprétée à la lumière de l’objet et du but du traité, les demandeurs ont soutenu que la révision réglementaire drastique effectuée par l’Espagne a mis à mal leurs attentes légitimes de stabilité et les caractéristiques promises, ainsi que l’ensemble des avantages potentiels de l’ancien système réglementaire. L’Espagne a rétorqué que les demandeurs ne pouvaient s’attendre raisonnablement au gel du régime pendant une durée de 40 ans et qu’ils n’avaient pas procédé à une « diligence raisonnable » qui aurait pu les avertir d’un éventuel changement de réglementation.

Dans son analyse, le tribunal a reconnu que le TJE n’impliquait pas en tant que tel un droit à la stabilité réglementaire. Il a cependant précisé qu’il s’agissait en l’espèce de déterminer dans quelle mesure il était possible d’invoquer le TJE dans le cadre du TCE et de prétendre à un droit à réparation au titre de l’exercice par un État de son droit de réglementer.

Pour ce faire, le tribunal a comparé les faits de l’espèce avec ceux de l’affaire Charanne BV c. Espagne, dans laquelle le tribunal a rejeté les prétentions des investisseurs selon lesquels d’autres modifications du régime de réglementation espagnol ont enfreint les dispositions du TCE. Il a affirmé que les situations factuelles et juridiques dans les deux affaires sont fondamentalement différentes, les mesures contestées dans l’affaire Charanne n’ayant EU pour effet que de diminuer très légèrement la rentabilité des investisseurs, alors que les mesures mises en place dans le cas de l’espèce ont donné lieu à « une nouvelle orientation réglementaire » et leur application a eu pour effet de « supprimer les bases financières » des investissements existants (para. 367).

Le tribunal a par ailleurs convenu avec les demandeurs que, en interprétant le TJE en vertu du TCE, il faudrait tenir compte du contexte, de l’objet et du but du traité et des objectifs convenus en matière de stabilité juridique et de transparence. S’appuyant sur plusieurs décisions rendues par des tribunaux d’investissement, notamment sur la décision rendue dans l’affaire CMS c. Argentine, le tribunal a affirmé que le TJE signifie que « les systèmes réglementaires ne peuvent pas être radicalement modifié tels qu’appliqués aux investissements existants au point de priver les investisseurs qui ont investi en s’appuyant sur desdits systèmes réglementaires de la valeur de leurs investissementss » (para. 382). Le tribunal a fait valoir que les demandeurs avaient le droit de s’attendre à ce que l’Espagne ne procède à aucune modification soudaine et radicale de son système, qui aurait pour effet de réduire à néant le montant investi.

Dommages-intérêts et frais

Le tribunal a accédé à la requête des demandeurs d’utiliser dans le calcul des dommages une analyse de flux de trésorerie actualisée (DCF). Il a accordé 128 millions d’euros au titre de la perte des bénéfices selon les calculs effectués par les demandeurs, augmentée du montant d’intérêts courus jusqu’à la date de la décision, au taux d’emprunt en vigueur en Espagne, soit 2,07 pour cent, calculés sur une base mensuelle à compter de la date de la violation (juin 2014), et d’intérêts de 2,5 pour cent courus à compter de la date de la décision, également calculés sur une base mensuelle.

Remarques : Le tribunal était composé de John Crook (président nommé par le président du Conseil administratif du CIRDI, de nationalité étasunienne), Stanimir Alexandrov (désigné par les demandeurs, de nationalité bulgare) et Campbell McLachlan (désigné par le défendeur, de nationalité néo-zélandaise). La décision est disponible en anglais et en espagnol sur https://www.italaw.com/cases/5721.

Gladwin Issac est étudiant de premier cycle en droit et en travail social à l’Université nationale de droit de Gujarat en Inde.