Mappinginvestmenttreaties.com : à la découverte les secrets de l’univers des traités d’investissement

L’on pourrait penser que l’univers des accords d’investissement internationaux (AII) n’a plus grand chose à nous apprendre. Maintenant que des centaines de tribunaux d’investissement ont interprété leurs obligations, et que des milliers de contributions de chercheurs ont analysé leurs dispositions, nous devrions mieux comprendre la forme et le fond de l’univers des AII. Et pourtant, avez-vous entendu parler de la révision du modèle finlandais de traité bilatéral d’investissement (TBI) à la fin des années 1990, ou de la décision du Japon de changer radicalement son modèle de traité d’investissement en 2002 ? Saviez-vous que le réseau de traités du Royaume-Uni est deux fois plus dense que celui de l’Égypte ou du Pakistan ? Aviez-vous remarqué qu’Israël avait copié les traités britanniques pour concevoir son propre programme de TBI, ou que 81 % du chapitre sur l’investissement du Partenariat transpacifique (PTP) était similaire au chapitre sur l’investissement de l’Accord de libre-échange (ALE) États-Unis-Colombie, conclu dix ans plus tôt, en 2006 ?

Voilà un bref aperçu des surprises de l’univers des AII que nous avons découvertes dans le cadre de notre projet mappinginvestmenttreaties.com. Dans ce projet, nous traitons les textes des traités d’investissement comme des données suivant une méthode similaire à celle des logiciels de détection du plagiat. Dans notre analyse, nous cherchons à permettre aux décideurs politiques, aux praticiens et aux chercheurs de mieux comprendre l’univers des AII, ainsi que d’avoir de meilleurs outils en ligne et libres d’accès pour l’analyser. Dans le présent article, nous expliquons les principaux concepts de la recherche, présentons notre méthode ainsi que les principales conclusions.

Mesurer la cohérence du texte des traités

Dans leurs réseaux de traités d’investissement, les pays recherchent une certaine cohérence. Pour le pays hôte, la cohérence facilite le respect puisque seul un ensemble d’engagements doit être respecté plutôt qu’un éventail d’obligations variables et éventuellement contraires vis-à-vis des investisseurs de plusieurs pays partenaires. Pour le pays d’origine, un réseau de traités cohérents offre aux investisseurs un point de référence prévisible de la protection, quel que soit l’endroit où ils décident d’investir. Les États conçoivent fréquemment des modèles de traité afin d’aboutir à un réseau de traités cohérent. Ces modèles contiennent ce que le pays considère comme étant un traité d’investissement idéal, rendant, dans des négociations, tout écart du gabarit non souhaitable.

La cohérence des traités peut être mesurée. Par exemple, lorsque deux traités sont cohérents parce qu’ils se fondent sur le même modèle, ils emploient une formulation similaire ou identique. Bien qu’en théorie les négociateurs soient libres de choisir différents mots pour faire passer les mêmes idées, dans la pratique, les auteurs des traités prennent rarement le risque de modifier le libellé pour des questions de style. Pour garantir la cohérence et la prévisibilité, ils ont au contraire tendance à reproduire des termes et expressions établis, et à s’écarter de ces formulations uniquement lorsqu’ils souhaitent exprimer une différence juridique. Aussi, les différences de libellé juridique vont souvent de paire avec les différences de sens juridique. Ainsi, les similarités entre le texte de deux traités est un bon indicateur de leur cohérence juridique.

Nous pouvons mesurer la similarité textuelle de deux traités en utilisant la procédure présentée dans la première illustration. Il faut commencer par diviser chaque traité en éléments de 5 caractères. Ensuite, l’on calcule la distance de Jaccard – un outil commun de mesure de la diversité – entre deux traités sur la base des éléments de 5 caractères qui sont communs aux deux textes. Si des traités tout à fait identiques ont une distance de Jaccard de 0, des traités aux éléments textuels complètement différents auront une distance de 1. Si l’indice de Jaccard brut entre deux traités ne nous dit pas grand-chose, il est extrêmement utile de comparer les indices entre les traités pour bien comprendre le système, le pays et le traité.

Illustration n° 1 : Procédure de transformation du texte en données

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A l’échelle systémique : ceux qui acceptent les règles, et ceux qui les fixent

Le premier domaine d’application de notre métrique est l’univers des TBI dans son ensemble. Les recherches empiriques précédentes suggèrent que les pays développés réussissent souvent mieux que les pays en développement à influencer le résultat des négociations d’un traité d’investissement[1]. Notre métrique nous permet d’évaluer cette conclusion quantitativement. Si les pays développés fixent les règles du système, leurs réseaux de traités devraient être plus cohérents que ceux des pays en développement.

Pour tester cet argument, nous avons réuni 1 628 textes complets de TBI en anglais, et calculé leur distance de Jaccard. Nous présentons les résultats sous la forme d’une carte thermique (heat map) de 1628×1628, dans laquelle une grande similitude est représentée par des points rouges et la faible similitude des textes par des points jaunes. La diagonale de gauche à droite est rouge par défaut, puisqu’elle compare un traité à lui-même.

Deux versions de la carte sont présentées : sur l’illustration 2(a) les données sont classées selon la partie au TBI la plus riche, et sur l’illustration 2(b) selon la partie au TBI la moins riche, en fonction du PIB par habitant l’année de signature, et d’autres facteurs. Si l’on constate sur l’illustration 2(a) des quadrilatères rouges qui correspondent à des réseaux de traités individuels cohérents principalement chez les pays développés, l’on ne constate pas de tendance similaire sur l’illustration 2(b). Nos recherches suggèrent que les pays les plus riches fixent les règles, tandis que les pays moins riches acceptent les règles du système des TBI. Le pays au réseau le plus cohérent est le Royaume-Uni, avec une cohérence moyenne de plus de 70 % dans son vaste réseau de plus de 100 TBI conclus en l’espace de 35 ans.

Illustration n° 2 : Carte thermique représentant l’univers des TBI

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(a) la partie au TBI la plus riche dans la paire de traités (a) la partie au TBI la moins riche dans la paire de traités

L’illustration n° 3 montre la relation entre la cohérence du réseau de traités et le pouvoir économique en marquant la similitude moyenne de Jaccard (1 moins la distance de Jaccard) des traités d’un pays en fonction de son PIB. Ici, nous ne nous limitons pas aux traités rédigés en anglais, puisque nous montrons également les similitudes des textes en français et en espagnol par pays. Ensuite, nous faisons la moyenne des similitudes de Jaccard par langue et pour chaque pays ayant signé plus de 5 traités, pondérant les similitudes par le nombre de traités signés dans chaque langue[2]. La courbe noire (la zone grise présente des intervalles de confiance à 95 %) indique une relation positive entre l’influence économique et la cohérence des AII d’un pays, et nous permet d’identifier deux groupes de pays : ceux qui se situent sous la courbe ont des réseaux de traités moins cohérents qu’attendus compte tenu de leur niveau de développement économique (comme la Suisse ou l’Égypte). Inversement, les États situés au-dessus de la courbe jouissent de réseaux de traités étonnamment cohérents (comme le Royaume-Uni et l’Inde). Aussi, le pouvoir économique n’est pas le seul facteur permettant de déterminer si un pays fixe les règles ou les accepte.

Illustration n° 3 : Lien entre la cohérence dans les AII des pays et leur niveau de développement économique

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Nos recherches suggèrent par exemple que les petits pays en développement qui ont une politique d’investissement cohérente et des experts nationaux arrivent généralement mieux à imposer ce qu’ils souhaitent dans le cadre de négociations bilatérales. Par exemple, Maurice (MUS) s’est imposé avec succès comme plateforme de l’investissement étranger à destination de l’Afrique et de l’Inde. Si Maurice accepte les règles lors de la négociation d’AII avec les pays développés, il pèse plus dans les négociations avec d’autres pays en développement : les traités qu’il a conclu avec l’Inde (1998), le Ghana (2001) et l’Égypte (2003) sont plus proches des traités de Maurice que des accords de ses partenaires de négociation plus puissants. Ainsi, une stratégie d’investissement cohérente et l’expertise technique permettent aux pays moins puissants d’influencer le résultat des négociations.

A l’échelle pays : l’évolution des programmes nationaux

Notre métrique peut également s’appliquer à l’analyse de la cohérence et de l’innovation des réseaux nationaux de traités. Si les pays cherchent généralement à avoir des réseaux de traités cohérents, ils souhaitent également ajuster régulièrement leur politique d’investissement pour l’adapter aux changements de circonstances. Pour certains pays, ces ajustements de leurs traités d’investissement sont bien documentés. Les révisions du modèle de TBI des États-Unis, notamment les innovations introduites dans le modèle de 2004, ont bénéficié d’une grande attention des universitaires[3]. De même, les chercheurs se sont penchés sur le programme de TBI du Canada et ont identifié trois phases : d’abord calqué sur le modèle européen traditionnel, il a intégré en 1993 d’éléments tirés de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), puis mis à jour en 2004, afin de ternir compte de l’expérience du pays en tant que défendeur dans des arbitrages au titre d’un traité d’investissement[4]. En utilisant la distance de Jaccard, l’on s’aperçoit que ces changements dans l’élaboration des traités se retrouvent dans les cartes thermiques des traités des États-Unis (http://mappinginvestmenttreaties.com/country?iso=USA) et du Canada (http://mappinginvestmenttreaties.com/country?iso=CAN).

L’on peut utiliser le fait que la représentation des réseaux nationaux de TBI grâce à la distance de Jaccard révèle les schémas politiques sous-jacents pour étudier l’évolution des programmes nationaux de TBI moins bien documentés que les précédents. Notre analyse montre par exemple que le Japon (http://mappinginvestmenttreaties.com/country?iso=JPN) a radicalement modifié son programme de TBI en 2012 et que la Finlande (http://mappinginvestmenttreaties.com/country?iso=FIN) a révisé son modèle de TBI à la fin des années 1990. Les chercheurs peuvent bénéficier d’une meilleure connaissance des réseaux de TBI, mais aussi les praticiens et les décideurs politiques. La représentation des traités sous forme de carte thermique permet d’identifier les incohérences des programmes nationaux de TBI. Les traités en marge peuvent ainsi être annulés ou renégociés, afin d’avoir peu à peu un réseau de traités plus cohérent. Notre site internet interactif permet donc aux chercheurs comme aux décideurs politiques d’évaluer et de rationaliser les réseaux de traités d’investissement.

 A l’échelle traité : le PTP et autres accords « copié-collé »

 Finalement, notre métrique permet de situer les accords eux-mêmes dans l’univers plus grands des traités d’investissement. Lorsqu’un nouvel AII est conclu, les juristes et décideurs politiques souhaitent savoir si celui-ci s’approche ou s’éloigne de la pratique existante. Lorsque le PTP a été signé en février 2016, ils se sont demandés : « Dans quelle mesure le PTP est-il nouveau ? »

Notre métrique nous permet d’apporter une réponse nuancée. Le corps du chapitre du PTP sur l’investissement en particulier est similaire à 81 % au traité d’investissement similaire le plus proche, l’ALE États-Unis-Colombie de 2006. Par ailleurs, une fois que l’on applique notre métrique à l’échelle de l’article, l’on peut identifier les 19 % qui divergent de la pratique. Si certaines dispositions, comme le traitement national, ont été reproduites à l’identique dans le PTP, d’autres articles, comme la norme de traitement minimale, contiennent d’importantes innovations (http://mappinginvestmenttreaties.com/specials/tpp/). La distance de Jaccard est donc très utile pour identifier rapidement les éléments nouveaux dans un accord.

La même approche peut être utilisée pour identifier les éléments reproduits à l’identique plus généralement. Par exemple, les TBI signés par Israël sont étonnamment similaires aux accords britanniques, ce qui laisse à penser qu’Israël s’est inspirée du modèle britannique pour concevoir son propre programme de TBI. Le TBI Israël-Hongrie (1991) est à 73 % similaire au TBI Royaume-Uni-Congo (1989). L’on trouve également beaucoup d’éléments reproduits à l’identique dans la pratique du Cameroun qui a signé des accords quasiment similaires avec la Guinée, le Mali et la Mauritanie le même jour, le 18 mai 2001, lors de la troisième Conférence des Nations Unies pour les pays les moins avancés[5]. Notre métrique sert donc à montrer la diffusion des normes d’un traité à un autre.

Conclusion

L’univers des AII garde plein de surprises. Les exemples présentés ici ne sont que quelques unes des tendances insidieuses en matière de cohérence que nous avons découvertes dans nos recherches. Il nous reste encore beaucoup à apprendre du monde secret des AII. Nous espérons que nos travaux et notre site internet y contribueront, et permettront aux universitaires de révéler les mécanismes inconnus d’élaboration des traités et aideront les décideurs politiques à rationaliser les engagements en matière d’investissement de leurs pays.


Auteurs

Wolfgang Alschner est un chercheur post-doctorant en droit international au Graduate Institute à Genève et au World Trade Institute à Berne. Dmitriy Skougarevskiy est doctorant au Graduate Institute et chercheur à l’Institut pour l’état de droit (EUSPb). Les auteurs remercient sincèrement le soutien financier du projet SNF « Convergence versus Divergence? Text-as-data and Network Analysis of International Economic Law Treaties and Tribunals » et le projet SNIS « Diffusion of International Law: A Textual Analysis of International Investment Agreements ».


Références

[1] Allee, T., & Peinhardt, C. (2010, mars). Delegating differences: Bilateral investment treaties and bargaining over dispute resolution provisions.International Studies Quarterly, 54(1), 1–26 ; Poulsen, L. (2014, mars). Bounded rationality and the diffusion of modern investment treaties.International Studies Quarterly, 58(1), 1–14.

[2] Pour illustrer l’approche, prenons l’exemple de la France. Ce pays a 7 TBI en anglais, avec une distance de Jaccard moyenne de 0,59. Mais il a également 92 traités en français avec une distance de Jaccard moyenne de 0,37. Et il n’a pas de traités en espagnol. Aussi, la cohérence totale entre les trois langues est (0,59×7 + 0,37×92 + 0x0) / (7 + 92 + 0) ≈ 0,39. La cohérence du réseau de TBI français n’est donc pas de 0,59 (si l’on ne tient compte que des TBI en anglais comme avant) mais de 0,39. La similitude est donc de 1-0,39 = 0,61.

[3] Kantor, M. (2004). The new draft model U.S. BIT: Noteworthy developments. Journal of International Arbitration, 21(4), 383–396 ; Vandevelde, K. J. (2009). A comparison of the 2004 and 1994 U.S. model BITs: Rebalancing investor and host country interests. Dans K. P. Sauvant (Ed.), Yearbook on International Investment Law and Policy 2008-9 (pp. 283–317). New York : Oxford University Press.

[4] McIlroy, J. (2004). Canada’s new foreign investment protection and promotion agreement. Journal of World Investment and Trade, 5(4), 621–646 ; Lévesque, C., & Newcombe, A. (2011). The evolution of IIA practice in Canada and the United States. Dans A. L. C. De Mestral & C Lévesque (Eds.), Improving international investment agreements (pp. 25–41). New York : Routledge.

[5] Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement. (2001, mai 17). 29 traités bilatéraux d’investissement signés par les pays les moins avancés à Bruxelles. UN Doc. LDCIII/PRESS/08/Rev.1. Tiré de http://UNCTAD.org/en/pages/PressReleaseArchive.aspx?ReferenceDocId=2914.