Un tribunal conclut à un abus de procédure dans la restructuration de l’entreprise du demandeur ; le Pérou recouvre ses coûts

Renée Rose Levy and Gremcitel S.A. c. la République du Pérou, Affaire CIRDI n° ARB/11/17

Dans une décision du 9 janvier 2015, un tribunal du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a rejeté le recours de Renée Rose Levy (une citoyenne française) et de Gremcitel S.A. (Gremcitel) contre le Pérou pour des raisons de compétence. Le tribunal a conclu que la restructuration de l’entreprise menée à bien par les demandeurs était un abus de procédure, puisque son seul objectif était d’obtenir accès à l’arbitrage contre le Pérou au titre du Traité bilatéral d’investissement France-Pérou (TBI).

Les faits

Morro Solar est un site historique du Pérou, protégé par la loi péruvienne depuis 1977. En 1995, le Groupe Levy a acheté des terres autour de Morro Solar pour y développer le projet touristique et immobilier Costazul. Entre 2003 et 2004, les terres et les droits relatifs au projet ont été consolidés au sein du demandeur Gremcitel, une entreprise du Groupe Levy enregistrée au Pérou.

En 2001, le Groupe Levy a soumis à l’Institut national péruvien de la culture (INC) une proposition pour la délimitation historique de Morro Solar. L’INC décida en 2003 qu’il n’y avait aucune raison de lever le statut de protection du site, et demanda au Groupe Levy de soumettre un projet pour la prospection et l’excavation de ses terres, soulignant que tout projet de développement urbain était assujetti à l’approbation de l’INC.

L’INC créa également une commission chargée d’étudier la délimitation du site de Morro Solar. Les études furent conclues par un rapport en 2005, et par une résolution en 2007 fondée sur le rapport et formalisant les limites du site. Tout juste un jour avant l’émission de la résolution en 2007, le contrôle direct de Gremcitel a été transféré à la demanderesse, Mme Levy.

Levy et Gremcitel présentent un recours au titre du TJE

La résolution de 2007 imposait aux terres de Mme Levy et de Gremcitel un statut d’intangibilité qui n’existait pas auparavant, frustrant ainsi leurs attentes légitimes de développer le projet Costazul. Ils ont entamé un arbitrage en mai 2011, alléguant que le Pérou avait violé la norme de traitement juste et équitable (TJE) au titre du TBI et réclamaient des dommages évalués par leur expert à 41 milliards USD.

Le statut d’investisseur des demandeurs au moment où le différend est survenu

La première objection du Pérou à la compétence du tribunal était que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils étaient des « investisseurs » au sens du TBI et de la Convention du CIRDI lorsque les événements au cœur du différend se sont produits. Le tribunal considéra que « pour que le tribunal ait compétence sur une violation des normes substantives du présent Traité, celui-ci doit être en vigueur et le citoyen ou l’entreprise doit avoir déjà réalisé son investissement au moment de la violation alléguée » (para. 146). Le Pérou a également affirmé que « la date à retenir est la date à laquelle l’État a adopté la mesure contestée, même lorsque celle-ci représente le point culminant d’un processus ou d’une série d’événements » (para. 146). Fixant la date à retenir comme étant celle de la publication de la résolution de 2007, le tribunal considéra que Mme Levy (en tant que citoyenne française) et Gremcitel (alors directement contrôlée par Mme Levy) satisfaisaient tous deux aux prescriptions personnelles et temporaires de « l’investisseur ».

Un abus de procédure empêche le tribunal d’établir sa compétence

Le Pérou arguait que le contrôle de Gremcitel avait été transféré à Mme Levy compte tenu de sa nationalité française, dans le seul but de permettre au Groupe Levy de présenter un recours au titre du traité dans le cadre d’un différend « existant ou prévisible, et par ailleurs purement national » (para. 85). Le Pérou s’opposa à la compétence du tribunal au motif qu’il s’agissait d’un abus de procédure.

Le tribunal considéra qu’une restructuration d’entreprise dans le but d’obtenir les bénéfices d’un traité n’est en soi pas illégitime. Cependant, le faire pour invoquer les protections au titre d’un traité peut constituer un abus de procédure si un différend spécifique futur est « prévisible […] et présente de fortes probabilités, et pas simplement une possible controverse », conformément au test de l’affaire Pac Rim c. El Salvador (para. 185). Il se rangea du côté des demandeurs et convint que l’on ne pouvait préjuger d’un abus de droits, mais qu’il fallait pour cela des critères élevés, ne pouvant être satisfaits que par « des circonstances tout à fait exceptionnelles », comme au titre de l’affaire Chevron and Texaco c. Venezuela (para. 186). Il s’inspira ensuite de l’affaire Mobil c. Venezuela et prit en compte « toutes les circonstances de l’affaire » (para. 186) pour déterminer si le différend était « prévisible et présentait de fortes probabilités » lorsque Mme Levy a obtenu le contrôle de Gremcitel.

Pour le tribunal, il ne faisait aucun doute que le transfert « hâtif » des parts de Gremcitel à Mme Levy réalisé la veille de l’émission de la résolution de 2007 n’était pas une coïncidence. Le tribunal était convaincu que les demandeurs – grâce à un agent en lien avec l’INC – avaient connaissance du contenu du rapport de 2005 et pouvaient prévoir que les limites du site seraient formalisées en 2007.

Les demandeurs expliquèrent que le transfert des parts était le fruit d’une décision familiale d’internationaliser le projet. Toutefois, le tribunal « ne voyait pas comment le transfert des parts à un membre de la famille de nationalité étrangère pourrait internationaliser le projet » ; il se rangea plutôt du côté du Pérou et détermina que la seule intention motivant le transfert était d’internationaliser « le différend national en devenir » afin de gagner accès à l’arbitrage du CIRDI (para. 191).

En outre, le tribunal qualifia d’« extrêmement grave » la tentative des demandeurs de démontrer grâce à des documents « peu fiables, voire complètement trompeurs » que Mme Levy était devenue une actionnaire indirecte de Gremcitel dès 2005 (para. 194). Lors de l’audience, une notaire publique a admis qu’à deux reprises, à la demande des demandeurs, elle avait modifié les dates des documents notariés portant sur le transfert des parts. Les demandeurs ont par la suite utilisé ces mêmes documents pour tenter d’établir la compétence du tribunal. Selon le tribunal, « le comportement manipulateur [des demandeurs] jetait un voile sombre sur leurs actions » (para. 194).

Compte tenu des circonstances, le tribunal détermina que la restructuration faisant de Mme Levy l’actionnaire majoritaire de Gremcitel était un abus de procédure, empêchant le tribunal d’établir sa compétence. Au vu des doctrines d’économie judiciaire, il détermina également qu’il n’était pas nécessaire d’aborder la troisième objection juridictionnelle du Pérou, selon laquelle les demandeurs n’avaient pas réalisé « d’investissement » puisqu’ils ne pouvaient démontrer qu’ils avaient le droit de développer le projet Costazul, et n’avaient pas réalisé de contributions financières ni pris de risque.

Le Pérou obtient une décision sur les coûts

Puisqu’il s’est prononcé sur un abus de procédure contre les demandeurs, le tribunal les condamna à payer tous les coûts de la procédure, notamment les honoraires des arbitres.

Les dépenses et frais juridiques des demandeurs représentaient plus de 1,5 millions USD, et ceux du Pérou environ 5,3 millions USD. Pour le tribunal, cet écart montrait que les demandeurs avaient tenté de minimiser leurs coûts, et pas le Pérou. Il ordonna aux demandeurs de contribuer au règlement des frais et dépenses du Pérou à hauteur de 1,5 millions USD – soit le montant de leurs propres frais.

Remarques : Le tribunal du CIRDI était composé de Gabrielle Kaufmann-Kohler (présidente, nommée par le président du conseil administratif, de nationalité suisse), d’Eduardo Zuleta (nommé par les demandeurs, de nationalité colombienne) et de Raúl E. Vinuesa (nommé par le défendeur, de nationalité espagnole et argentine). La décision est disponible sur https://ICSID.worldbank.org/ICSID/FrontServlet?requestType=CasesRH&actionVal=showDoc&docId=DC5652_En&caseId=C1640

Martin Dietrich Brauch est conseiller en droit international et travaille au Brésil pour le programme Investissement étranger et développement durable à l’IISD.