Charge contre le financement par des tiers dans l’arbitrage des investissements

Le financement des procédures judiciaires par des tierces parties (FTP) est une industrie en pleine expansion, composée d’investisseurs spéculatifs qui investissent dans des recours judiciaires pour en contrôler les conclusions et obtenir une part des réparations[1]. Suite à la crise financière mondiale et à la recherche par le secteur de la finance spéculative de nouveaux véhicules de placement, le FTP a découvert le régime des Traités bilatéraux d’investissement (TBI) et ses mécanismes de règlement des différends investisseur-État (RDIE).

Les coûts élevés des affaires de RDIE et leurs dommages potentiellement énormes en ont fait un nouveau marché extrêmement attrayant pour le FTP. À l’heure actuelle, il est difficile d’estimer l’ampleur du FTP dans le RDIE, puisque les bailleurs FTP préfèrent généralement ne pas divulguer leur rôle aux autres parties ou aux arbitres. Toutefois, les éléments disponibles suggèrent un rôle d’ores et déjà significatif, le FTP (réel ou supposé) étant présent dans plusieurs affaires récentes de RDIE[2]. Bon nombre de juridictions commence à reconnaitre l’impact du FTP et son rôle unique dans l’arbitrage international des investissements, c’est pourquoi il est important d’examiner si ce financement par des tiers est compatible avec les objectifs du régime juridique des investissements et avec les valeurs et intérêts que les États doivent mettre en avant et protéger.

Un mécanisme d’exploitation qui freine l’accès à la justice plus qu’il ne l’améliore

Les partisans du FTP avancent que, dans le cadre de plusieurs plateformes de règlement des différends, le FTP apporte divers avantages, notamment la promotion de l’accès à la justice et l’élimination des recours sans fondement. Quelle que soit la valeur du FTP dans le cadre du règlement des différends civils et commerciaux, dans le contexte de l’arbitrage des investissements, les arguments traditionnels du FTP sont infirmés et ses risques amplifiés. Le contexte juridique du RDIE (des traités asymétriques) et son économie politique (les sentences sont payées par les États grâce à des fonds publics, et dans deux-tiers des cas, ce sont les États qui règlent ou perdent les affaires) soulèvent des préoccupations majeures au sujet du FTP, qui sont spécifiques au contexte de l’arbitrage des investissements.

Disons les choses franchement : dans un système aussi déséquilibré que celui du régime juridique des investissements, le FTP constitue une exploitation. Celle-ci est définie comme étant une forme « d’avantage déloyal »[3]. Le FTP est explicitement conçu pour permettre au secteur de la finance spéculative de profiter de la structure asymétrique du régime actuel des investissements. Le modèle de financement repose sur un système dans lequel les États n’ont pas de droits substantiels au titre des traités, les demandeurs participent directement à la sélection des arbitres et le droit de recours n’existe pas[4]. En outre, dans le climat mondial actuel de l’investissement, il peut être risqué pour les États défendeurs soucieux de leur classement en matière d’investissement de choisir d’ignorer une sentence arbitrale.

Le FTP offre à une poignée d’investisseurs encore plus de ressources leur permettant de lancer des recours déséquilibrés contre des États entravés. Ces recours représentent un coût significatif pour les pays ciblés et leurs citoyens, puisque qu’ils devront au final être réglés par un groupe de partie-prenantes largement sous-représenté : le public, c’est-à-dire les contribuables qui sont les « preneurs de risque résiduels » du système actuel. Les pays en développement défendeurs sont particulièrement vulnérables. Les recherches suggèrent que la grande majorité (88 pour cent) de tous les investisseurs demandeurs viennent de pays à revenus élevés, et que les pays en développement gagnent deux fois moins que les pays développés[5]. Les financeurs du FTP ont reconnu prendre ces facteurs en compte dans leur évaluation préliminaire d’un recours ou « investissement » potentiel[6].

Ainsi, par le biais du régime de TBI/RDIE, le FTP permet un transfert de richesse des citoyens de l’État défendeur vers les bailleurs du FTP et leurs investisseurs. Le régime des investissements n’a pas été conçu dans le but d’obtenir de tels transferts. Au contraire, ces transferts semblent aller à l’encontre du principe fondamental de l’investissement, pas d’expropriation sans indemnisation. En outre, ces transferts de richesse semblent renverser un principe d’équité largement accepté, équivalant à prendre aux masses moins favorisées sans les indemniser, pour donner à une poignée de privilégiés.

Les partisans du FTP dans le RDIE ont cherché à le justifier par le biais des arguments traditionnels, arguant que le financement des recours d’investissement offre un accès à la justice aux investisseurs qui désirent obtenir réparation mais qui ne disposent pas de ressources financières suffisantes pour ce faire. Les bailleurs affectionnent cet argument qui présente leur rôle comme étant vital puisqu’il permet de faciliter et de contribuer à la justice économique mondiale. Toutefois, dans le contexte du RDIE, cette vision est fondamentalement incorrecte, car l’on ne peut considérer que dans le RDIE, le FTP équivaut à financer des demandeurs désavantagés[7].

Traditionnellement, lorsque l’on parle d’accès à la justice, l’on fait référence au renforcement des compétences pour la justice sociale, c’est-à-dire apporter un soutien financier ou autre aux parties ne disposant pas de suffisamment de ressources humaines et financières pour ester. À l’inverse, dans le RDIE, le FTP s’intéresse principalement à la gestion du bilan, offrant à des demandeurs généralement bien pourvus la capacité de minimiser les risques associés au lancement d’un recours, et ne cherche pas à apporter un financement aux demandeurs démunis ou désavantagés[8].

Selon l’un des principaux bailleurs FTP, « le marché actuel du financement des procédures judiciaires s’intéresse bien davantage à l’utilisation corporative croissante de sources de financement par de grands groupes disposant d’importantes ressources qui cherchent des moyens de gérer les risques, de réduire les budgets alloués aux procédures judiciaires ou d’en faire disparaitre les coûts des bilans, ou qui ont d’autres raisons commerciales de ne pas vouloir allouer de ressources au financement d’un arbitrage »[9].

Lorsque l’on examine l’accès à la justice dans son contexte social plus large, l’on remarque qu’en réalité, le FTP freine l’accès à la justice des pays en développement défendeurs et de leurs citoyens. Le FTP exacerbe le déséquilibre inhérent au régime de TBI, affectant de manière disproportionnée la capacité d’États déjà désavantagés de contrôler les changements réglementaires sur leur territoire et d’offrir des bénéfices sociaux importants. Au contraire, le FTP effectue un transfert du pouvoir et des ressources vers les investisseurs privés, ce qui peut par conséquent avoir des effets négatifs sur les affaires politiques et le système social des pays en développement. Des mesures de santé et de sécurité publiques, et de protection de l’environnement ont été contestées au titre du régime TBI/RDIE. Les pays en développement ne peuvent se permettre un tel poids sur leurs finances publiques, car même les recours ne portant pas sur une mesure sociale publique devront être payés sur les deniers publics[10].

La voie à suivre pour ce qui est du FTP dans le RDIE : options politiques

Pour toutes ces raisons, tel que conçu actuellement, le FTP ne peut jouer un rôle constructif dans l’arbitrage en matière d’investissement tant qu’il n’est pas réglementé et que le régime TBI/RDIE n’est pas réformé en profondeur. Si l’on permet au secteur de la finance spéculative de jouer un rôle dans les conclusions et de participer à la sélection des recours à lancer, des arbitres à nommer et des affaires devant être réglées, cela équivaut, ni plus ni moins, à l’exploitation délibérée des failles du régime des TBI au profit des spéculateurs et aux dépens financiers de l’État défendeur, de ses contribuables et citoyens.

Les États devraient envisager d’interdire complètement le FTP, au moins jusqu’à ce que le régime international des investissements soit réformé et donne lieu à des accords plus équilibrés. Les États interdisant déjà le FTP au titre de leur législation nationale devraient maintenir cette interdiction, en tous cas pour ce qui concerne le FTP dans l’arbitrage des investissements. Ils devraient également prendre des mesures pour interdire le FTP dans leur TBI et dans les chapitres sur l’investissement des Accords de libre-échange (ALE) régionaux. Finalement, les États devraient guetter les possibilités d’action commune de faire preuve de leadership au niveau multilatéral, et devraient œuvrer à l’établissement d’une interdiction du FTP dans les règlements d’arbitrage du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissement (CIRDI) et de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI), entre autres. En agissant de concert, les États minimisent tout risque réel ou perçu d’éloigner l’investissement étranger ou l’arbitrage en matière d’investissement créé par des interdictions unilatérales.

Si le FTP devait être autorisé dans le cadre du RDIE, le régime devrait alors exiger une large divulgation obligatoire des accords FTP, et être accompagné d’un cautionnement obligatoire pour frais[11]. S’il existe un consensus croissant quant à la nécessité de divulguer l’existence et l’identité d’un bailleur FTP, cette divulgation pourrait aller plus loin et inclure les termes des accords de financement. Cela s’inscrit parfaitement dans la tendance institutionnelle générale vers davantage de transparence et permet de révéler les dispositions des accords de financement qui pourraient créer des incitations perverses. Cette large divulgation permettrait également d’obtenir les données indispensables aux recherches futures portant sur les bénéfices et les coûts liés au FTP, et permettrait également une réglementation plus efficace à l’avenir. Le cautionnement obligatoire pour frais pourrait décourager les bailleurs FTP de lancer des recours fragiles pour leur seule valeur de règlement.

Bien qu’il n’existe pas à l’heure actuelle d’exigence générale de divulgation de la présence ou de l’identité de bailleurs FTP, certaines étapes prometteuses ont été prises. Bien que timide dans son évaluation et dans ses recommandations, le rapport du Conseil international pour l’arbitrage commercial (ICCA)/Queen Mary sur le financement par des tierces parties appelle à une forme limitée de divulgation[12]. Sur le front réglementaire, l’article 8.26 de l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne exige la divulgation obligatoire de la présence et de l’identité de bailleurs FTP, tandis que l’article 23(1) du règlement du Centre d’arbitrage international de Singapour (SIAC) donne au tribunal le pouvoir discrétionnaire d’ordonner également la divulgation des détails de l’accord. Les États devraient tirer parti de ces balbutiements, tout en étant conscients que les bénéfices de la divulgation seront précédés, dans l’intervalle, des coûts de la présence croissante du FTP dans le RDIE, et qu’il faudra également abandonner les bénéfices systémiques larges de l’interdiction du FTP.

Conclusion

Il est essentiel que les États, leurs négociateurs, les chercheurs et la société civile examinent attentivement, de manière publique et transparente, les risques que le FTP pose pour le public et pour le régime des investissements lui-même. Plutôt que d’être présenté comme un fait accompli[13], le FTP devrait être correctement réglementé, s’il n’est pas purement et simplement éliminé. Dans le cas contraire, l’on risque de se retourner sur cette période et de se lamenter des occasions manquées, comme on l’a fait de la période précédant la crise financière mondiale.


Auteur

Frank J. Garcia est enseignant et chercheur au Dean’s Global Fund, Faculté de droit du Boston College. L’auteur remercie Kirrin Hough de son aide précieuse dans la préparation de cette note de recherche. L’auteur est le principal chercheur dans une étude collaborative dirigée par le Boston College sur le FTP, et salue chaleureusement les contributions essentielles au développement de ces arguments de Tara Santosuosso et Randall Scarlett, et de Rachel Denae Thrasher de la Pardee School de l’Université de Boston. L’auteur souhaite également remercier Lise Johnson et Brooke S. Güven du Columbia Center on Sustainable Investment (CCSI) pour leur rôle dans ce projet et leurs travaux révolutionnaires dans le cadre de la réforme du droit des investissements.


Notes

[1] Voir en général Steinitz, M. (2011). Whose claim is this anyway? Third party litigation funding, Minnesota Law Review, 95, 1268.

[2] Voir Abaclat c. la République d’Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/07/5, Décision sur la compétence et la recevabilité, (4 août 2011) ; Abaclat c. la République d’Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/07/5, Opinion divergente, Georges Abi-Saad, (28 octobre 2011) ; RSM Production Corp. c. la Grenade, Affaire CIRDI n° ARB/05/14, Procédure en annulation, (28 avril 2011) ; Ioannis Kardassopoulos et Ron Fuchs c. la République de Géorgie, Affaire CIRDI n° ARB/07/15, Décision (3 mars 2010) ; ATA Constr., Indust. & Trading Co. c. le Royaume hachémite de Jordanie, Affaire CIRDI n° ARB/08/2, Procédure en annulation, (août 2011) (non publié), tel que rapporté par Hepburn, J. (2011, août). Dans cette dernière affaire contre la Jordanie, la procédure en annulation auprès du CIRDI a été suspendue puisque la question du FTP a été soulevée. Investment Arbitration Reporter

[3] Voir Wertheimer, A. (1996). Exploitation. New Jersey: Princeton University Press.

[4] Voir Garcia, F. J., Ciko, L., Gaurav, A., & Hough, K. (2015). Reforming the international investment regime: Lessons from international trade law. Journal of International Economic Law18(4), 861–892.

[5] Schultz, T., & Dupont, C. (2014). Investment arbitration: Promoting the rule of law or over-empowering investors? A quantitative empirical study. European Journal of International Law25(4), 1147–1168.

[6] Discussion en table ronde sur le financement par des tierces parties dans le Règlement des différends investisseur-État avec ICCA/Queen Mary Task Force on Third-Party Funding in International Arbitration, Columbia Ctr. for Sustainable Inv., à N.Y.C., N.Y (17 octobre 2017).

[7] Voir Santosuosso, T. & Scarlett, R. (2018). Third-party funding in investment arbitration: Misappropriation of access to justice rhetoric by global speculative finance. Document de travail n° 8, Boston College Law School Law and Justice in the Americas. Tiré de http://lawdigitalcommons.bc.edu/ljawps/8

[8] Ibid.

[9] Bogart, C. P. (2016, 14 octobre). Third-party financing of international arbitration. In Global Arbitration Review (édit.), The European Arbitration Review 2017. Tiré de https://globalarbitrationreview.com/insight/the-european-arbitration-review-2017/1069316/third-partyfinancing-of-international-arbitration. Christopher Bogart est le cofondateur et PDG de Burford Capital.

[10] Voir en général Eberhardt, P. & Olivet, C. (2012, 27 novembre). Profiting from injustice: How law firms, arbitrators and financiers are fueling an investment arbitration boom. Tiré de https://www.tni.org/en/briefing/profiting-injustice

[11] Voir Thrasher, R. D. (2018). The regulation of third party funding: Gathering data for future analysis and reform. Boston College Law School Law and Justice in the Americas Working Paper No. 9. Tiré de http://lawdigitalcommons.bc.edu/ljawps/9

[12] Conseil international pour l’arbitrage commercial (ICCA). (2018, avril). Report of the ICCA–Queen Mary task force on third-party funding in international arbitration. Tiré de http://www.arbitration-icca.org/media/10/40280243154551/icca_reports_4_tpf_final_for_print_5_april.pdf

[13] En français dans le texte, n.d.l.t.