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Policy Analysis

Les principes et bonnes pratiques de l’ajustement carbone aux frontières : une proposition modeste

À l’heure où de plus en plus de pays s’engagent en faveur d’objectifs climatiques ambitieux, ils se tournent graduellement vers les mécanismes d’ajustement carbone aux frontières (ACF) pour faire en sorte que les politiques climatiques nationales n’entraînent pas une hausse des émissions à l’étranger. Aarbon Cosbey d’IISD propose une liste de principes et bonnes pratiques qui pourraient orienter l’élaboration et la mise en œuvre des ACF.

Par Aaron Cosbey on 24 novembre 2021

L’ajustement carbone aux frontières (ACF) arrive ; il ne s’agit plus d’une simple hypothèse controversée. Comme l’indique notre rapport récent, la Commission européenne a proposé de mettre en œuvre un mécanisme ACF d’ici à 2023, le Canada a lancé des consultations formelles quant à la structure de son propre régime, et les États-Unis et le Royaume-Uni ont tous deux promis d’en faire de même.

D’autres pays devraient suivre leur exemple, à l’heure où les ambitions climatiques deviennent plus significatives. Soixante-trois États parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique, représentant 54 % du PIB mondial, ont communiqué un objectif de zéro émission nette au secrétariat. Sept d’entre eux ont fait de cet objectif une loi. Le Canada a légiféré la hausse du tarif sur le carbone jusqu’à 140 USD/tonne d’ici à 2030. Le pacte vert pour l’Europe s’avère très crédible également, puisque début septembre 2021, le prix des quotas d’émissions de l’UE ont atteint de nouveaux sommets à plus de 60 EUR/tonne, soit près du double du prix de début février 2021.

L’ajustement carbone aux frontières (ACF) arrive ; il ne s’agit plus d’une simple hypothèse controversée.

Il existe un lien direct entre cette ambition renforcée et l’ACF. La lutte contre le changement climatique passe quasi nécessairement par l’imposition d’importants coûts relatifs au carbone aux secteurs intensifs en énergie tributaires du commerce, tels que l’acier, le ciment, l’aluminium, et les produits chimiques. Toutefois, aucun pays ne souhaite agir au niveau national si cela n’entraîne qu’une simple délocalisation des émissions de gaz à effet de serre (GES) vers les secteurs concurrents d’autres pays.

Le partenaire indispensable à l’ambition climatique est donc un type de protection contre la fuite de carbone, c’est-à-dire la hausse des émissions à l’étranger en réponse à de robustes politiques nationales climatiques. Et même si l’ACF est un mécanisme imparfait, complexe, légalement contestable et politiquement explosif, il figure également en tête des options pour ce type de protection.

Le mécanisme ACF impose aux biens à la frontière un prix du carbone équivalent à ce qu’ils auraient coûté s’ils avaient été produits au titre du régime national de tarification du carbone. Mais cette fonction de base peut prendre bien des formes, en fonction du choix des éléments inclus dans sa conception. Le régime proposé par la Commission européenne est complètement différent de la dernière proposition ACF en date des États-Unis, la Loi FAIR. Cela s’explique en partie par les régimes climatiques sous-jacents très différents, mais aussi par des caractéristiques différentes, notamment des crédits pour les mesures climatiques étrangères.

Le partenaire indispensable à l’ambition climatique est donc un type de protection contre la fuite de carbone

Cet éventail de possibilités signifie que tout régime ACF se situera dans une gamme allant des mesures purement environnementales, à des mesures hautement protectionnistes. Aussi, certains affirment que le fait de disposer d’un accord international sur les principes et bonnes pratiques pour la conception et la mise en œuvre de mécanismes ACF présenterait un avantage réel. Un tel accord pourrait faire office de rempart contre les pressions protectionnistes nationales au cours du processus politique, tout comme le font actuellement les règles commerciales multilatérales.

D’autres argueront qu’un tel accord équivaudrait à légitimiser un outil qu’ils préféreraient ne jamais voir mis en pratique. Mais le problème c’est qu’il sera probablement mis en pratique, et si c’est le cas, il est utile de bénéficier de conseils pour le concevoir aussi bien que possible.

D’autres préféreront une stratégie réactive, et référeront tout ACF au mécanisme de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais cette option présente des inconvénients. Elle obligerait le mécanisme de règlement des différends à adopter une conclusion suscitant de fortes divisions ; elle mettrait à l’épreuve un système qui est actuellement déficient et qui ne dispose pas d’un organe d’appel ; la procédure prendrait probablement plusieurs années ; et dans l’hypothèse incertaine où le(s) plaintif(s) l’emporterai(en)t, le défendeur serait très motivé à trouver des manières d’éviter de modifier les mesures contestées, compte tenu de l’urgence de réaliser les objectifs climatiques.

Tout régime ACF se situera dans une gamme allant des mesures purement environnementales, à des mesures hautement protectionnistes

Ci-dessous se trouve une liste de propositions de principes et de bonnes pratiques pour la conception et la mise en œuvre des ACF. Il ne s’agit que de suggestions, qui visent à illustrer concrètement le type d’accord auquel les discussions internationales pourraient parvenir.

Les principes

  • Primauté de la protection contre la fuite de carbone : l’ACF devrait chercher à prévenir la fuite de carbone, un objectif environnemental qui implique de favoriser l’ambition climatique nationale. Il ne devrait pas viser à préserver ou à renforcer la compétitivité des entreprises nationales (La prévention des fuites de carbone préservera la compétitivité des entreprises nationales face à la tarification du carbone. L’argument ici est que si la préservation de la compétitivité peut en résulter, elle ne doit pas être un objectif), puisque nous disposons pour ce faire d’accords multilatéraux qui découragent l’utilisation de mesures commerciales à cette fin. L’ACF ne devrait pas non plus être utilisé pour forcer d’autres pays à adopter des politiques climatiques plus ambitieuses ; aucun pays n’a le droit de juger le caractère adéquat de l’ambition politique d’autres pays.
  • Partage des recettes : une part significative des recettes d’un mécanisme ACF devrait être remboursée aux entreprises exportatrices ou aux pays, par exemple en réduisant les coûts pour les producteurs du respect du régime ACF.
  • Pas de double protection : les coûts ACF sur les biens étrangers devraient être ajustés à la baisse pour tenir compte de toute mesure nationale protégeant les secteurs couverts du plein tarif du carbone. Seul le prix effectif du carbone devrait être imposé sur les importations. Dans le cas contraire, les producteurs nationaux bénéficieraient d’une double protection injuste.
  • Crédits en cas d’équivalence : l’ACF devrait accorder des crédits pour les biens étrangers incluant déjà un prix effectif du carbone dans le pays d’exportation, puisqu’une telle tarification réduit les risques de fuite. Il ne devrait pas accorder de crédits en cas de politiques étrangères non tarifaires, à supposer que « l’ajustement » aux frontières vise à compenser en cas de politiques tarifaires ; ces deux types de politique ne sont pas équivalents.
  • Ouverture : des consultations significatives et opportunes quant au projet de réglementations devraient être organisées avec les partenaires commerciaux affectés, et la mise en œuvre et le fonctionnement du régime devaient être pleinement transparents.

Bonnes pratiques dans la conception et la mise en œuvre

  • Couverture : l’ACF ne devrait couvrir que les biens qui sont soumis à une tarification nationale du carbone.
  • Hypothèses contestables : si des valeurs par défaut sont utilisées pour déterminer l’intensité des émissions GES de biens étrangers, les producteurs étrangers devraient avoir la possibilité de les contester en présentant des valeurs réelles.
  • Secteurs en aval : l’ACF devrait être étendu aux secteurs en aval seulement s’ils présentent un risque de fuite équivalent aux seuils utilisés pour déterminer la couverture des secteurs en amont.
  • Exemptions : il ne devrait pas y avoir d’exemptions à la couverture de l’ACF en fonction des politiques nationales (par ex. en fonction du niveau d’ambition des politiques climatiques). Comme mentionné plus haut, aucun pays n’a le droit de juger unilatéralement du caractère adéquat de l’ambition climatique d’autres pays.
  • Normes internationales s’agissant des données : les données relatives à l’intensité des émissions GES devraient être conformes à un régime comptable internationalement reconnu, tel que le Protocole des GES ou la norme ISO 14064. Idéalement, tous les pays dotés d’un ACF nécessitant de telles données devraient se mettre d’accord pour utiliser une norme comptable unique.
  • Mécanismes d’appel : il devrait y avoir des mécanismes indépendants permettant de faire appel de toute décision ou jugement relatif aux producteurs ou biens étrangers au titre du régime ACF.

Le forum idéal pour débattre des principes et bonnes pratiques est de nature multilatérale, et inclut les voix des partisans de l’ACF et de ceux qui pourraient s’en trouver affectés. L’OMC semble remplir ces conditions.

Le forum idéal pour débattre des principes et bonnes pratiques est de nature multilatérale.

Mais soyons clairs : il n’est pas proposé ici d’atteindre un accord consensuel, fruit de négociations entre les membres de l’OMC. Une telle ambition n’est ni réaliste, ni utile. Il serait plus approprié de lancer les discussions au sein d’un groupe de travail informel ou, si nécessaire, d’un forum parallèle aux procédures officielles de l’OMC. Ce dernier a été utilisé à bon escient par le passé lorsqu’il était doté d’un calendrier concret et d’un ensemble approuvé de livrables.

Mais tout processus de ce type devrait être mené rapidement. Il est probablement déjà trop tard pour contribuer à la conception du processus d’élaboration politique de l’UE, et l’urgence d’adopter des mesures climatiques plus ambitieuses dans d’autres pays est intensifiée par les preuves croissantes des effets du changement climatique, et par la pression d’agir qui en résulte pour les décideurs politiques.

La CM12 est un moment crucial pour le lancement par les membres de l’OMC de travaux significatifs sur la question de l’ACF.

Il faudrait commencer au moins par aborder la question faisant l’objet de préoccupations communes à l’occasion de la Conférence ministérielle de l’OMC de novembre 2021 (CM12). Cela pourrait par exemple se faire au moyen de la déclaration de la conférence actuellement rédigée par un groupe de membres de l’OMC qui se réunissent dans le cadre de Discussions structurées sur le commerce et la durabilité environnementale. Ce groupe a tenu des discussions sur l’ACF à sa première réunion en mars 2021, et pourrait faire référence à ces débats pour introduire la question, et recommander de mener d’autres travaux dans le cadre de l’OMC elle-même.

Ce domaine politique évolue si rapidement que la CM12 est un moment crucial pour le lancement par les membres de l’OMC de travaux significatifs sur la question de l’ACF, un outil politique qui aura des implications fondamentales pour le système commercial multilatéral.

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