Le commerce international et l’intelligence artificielle : la politique commerciale est-elle prête pour Chat GPT ?
L’intelligence artificielle représente des défis variés dans le monde de la politique commerciale. Pascal Krummenacher, expert de la politique commerciale et ancien responsable de projet à l’Organisation mondiale du commerce, souligne les lacunes de la politique commerciale face à ces questions et la manière dont l’OMC doit y répondre.
« Alors que l’intelligence artificielle continue de remodeler les industries et de transformer l’économie mondiale, la politique commerciale doit évoluer pour suivre le rythme et garantir une croissance équitable pour toutes les nations ». C’est ainsi que Chat GPT, l’agent conversationnel viral basé sur l’intelligence artificielle (IA) qui domine les médias depuis la fin 2022, propose de commencer un article sur l’IA et le commerce.
Dès 2018, McKinsey prédisait que l’IA contribuerait à l’économie mondiale à hauteur de 13 000 milliards USD d’ici à 2030. Aujourd’hui, alors que les médias parlent de plus en plus de l’IA et que les principaux géants de la technologie tels que Google, Microsoft et Baidu s’empressent de lancer leurs propres agents conversationnels, la pertinence politique de l’IA pour le commerce international est une réalité contemporaine.
La pertinence politique de l’IA pour le commerce international est une réalité contemporaine.
À l’intersection de la politique commerciale et de l’IA, le point de vue traditionnel est que la politique ne doit pas entraver la technologie. Dans cette vision, l’IA est porteuse d’une productivité débridée, à condition que les barrières commerciales soient réduites au fur et à mesure que la technologie se propage des économies développées vers les pays du Sud. Selon ce point de vue, également partagé par l’Organisation de coopération et de développement économiques, les recommandations politiques comprennent la poursuite de la libéralisation des échanges de biens liés aux technologies de l’information et de la communication (TIC), la réduction des obstacles au commerce des services numériques, la facilitation du mode 4 de fourniture de services (présence de personnes physiques) et l’harmonisation de la réglementation des flux de données. Ces recommandations politiques pourraient sans aucun doute contribuer à la prolifération de la technologie de l’IA dans le commerce international, mais elles ne disent pas tout.
Les lacunes dans la réglementation du commerce international
Au-delà du simple fait de donner un élan supplémentaire à la libéralisation du commerce international, l’IA présente plusieurs lacunes politiques que les règles actuelles ne peuvent pas combler.
L’essor de l’IA pose un problème familier, celui de la distinction entre biens et services, qui s’est avérée difficile dans le cas des biens numériques, par exemple. Bien que la jurisprudence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ait apporté quelques éclaircissements sur la manière de déterminer si un produit est un bien ou un service, le programme de travail de l’OMC sur le commerce électronique, qui était censé régler la question de manière plus concluante, est toujours en cours de négociation après 25 ans. À mesure que l’IA est intégrée dans un plus grand nombre de produits (pensez aux voitures autonomes et à la robotique intelligente), il deviendra de plus en plus important d’établir des règles universelles pour déterminer si les engagements de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) ou de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) l’emportent. La mosaïque actuelle qui a émergé sous la forme d’accords de libre-échange crée un paysage fragmenté qui est susceptible d’augmenter le coût des échanges.
L’IA présente plusieurs lacunes politiques que les règles actuelles ne peuvent pas combler.
Lorsque l’IA peut clairement être considérée comme un service, d’autres questions se posent. Les engagements en vertu de l’AGCS en matière d’accès au marché pour certaines professions, notamment la comptabilité, les services juridiques ou les services médicaux, sont souvent liés à des exigences de certification ou à la qualité de personne morale. Cela pose des problèmes pour les systèmes d’IA tels que l’outil juridique Harvey ou même Chat GPT (qui a récemment passé l’examen du barreau). Peut-on dire que ces systèmes ont reçu une éducation et une formation de sorte qu’ils sont couverts par les engagements en vertu de l’AGCS ? De même, lorsque les engagements en vertu de l’AGCS sont basés sur la personnalité juridique, cela exclut-il les systèmes d’IA ? Serait-ce également le cas dans une situation où une forme de personne électronique ou numérique est adoptée pour les systèmes d’IA, comme cela a été suggéré dans le contexte européen ?
Un autre problème lié à l’AGCS concerne les quatre modes de fourniture : transfrontalier, consommation à l’étranger, présence commerciale et présence de personnes physiques. Ces modes sont mal adaptés aux produits qui intègrent l’IA, comme les voitures autonomes, les smartphones ou les appareils médicaux. Ces produits posent un problème d’accès au marché pour le commerce des services, qui, selon l’AGCS, n’est pas censé être soumis à des droits de douane. Toutefois, les services qui sont intégrés dans des biens sont susceptibles d’être taxés puisque la valeur des services est incluse dans le coût du produit final pour lequel un droit de douane est prélevé. Les logiciels achetés en ligne et livrés selon le mode 1 ne sont pas taxés, par exemple, mais le même logiciel, lorsqu’il est installé sur un ordinateur importé, sera effectivement taxé, étant donné que la valeur en douane de l’ordinateur inclut la valeur du logiciel. Cela a conduit certains à demander l’ajout d’un 5ème mode de fourniture de services, destiné à capturer le contenu des services incorporés dans les exportations de biens. En 2009, les exportations de services de l’Union européenne au titre du mode 5 étaient estimées à 300 milliards EUR. Une étude de 2017 suggérait que la libéralisation multilatérale des échanges au titre du mode 5 pourrait augmenter le commerce mondial de 500 milliards EUR. Bien que certaines tentatives aient été faites pour inclure la facilitation au titre du mode 5 dans les accords bilatéraux, cela n’a pas été tenté à l’OMC.
L’accord sur les ADPIC ne définit pas comment traiter les œuvres générées par l’IA, et les membres ont adopté des approches différentes dans leur legislation nationale.
Enfin, la question de la propriété intellectuelle se pose. L’IA produit des graphiques, de la poésie et même de la musique, qui relèvent tous du domaine juridique des droits de propriété intellectuelle (DPI). Dans le contexte du commerce international, c’est l’accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) qui fixe des normes minimales pour la protection et l’application des DPI. Malheureusement, l’accord sur les ADPIC ne définit pas comment traiter les œuvres générées par l’IA, et les membres ont adopté des approches différentes dans leur législation nationale, allant d’une protection totale des œuvres générées par l’IA à une exigence de créativité humaine qui laisse effectivement ces œuvres sans protection. Cette mosaïque risque de devenir de plus en plus insatisfaisante à mesure que la part de la propriété intellectuelle, tant les droits d’auteur que les brevets, générée par l’IA et échangés entre les pays continue d’augmenter.
Un rôle pour l’OMC ?
En tant que seule organisation dotée d’un mandat quasi mondial pour réglementer le commerce, l’OMC semble être le forum logique pour la conclusion d’accords visant à combler ces lacunes politiques. La distinction entre les biens et les services, les questions relatives à la certification professionnelle en vertu de l’AGCS, le mode 5 de fourniture des services et les questions relatives aux DPI relèvent tous confortablement de l’un ou de plusieurs comités et groupes de travail de l’OMC. Il en va de même pour les questions plus traditionnelles des droits de douanes sur les TIC, de la libéralisation des services et de la réglementation des données. La fixation de règles dans le cadre de l’OMC permet d’éviter la fragmentation internationale et offre un système fondé sur des règles qui s’oppose à l’approche « la force fait loi » qui régnait avant la création de l’organisation.
La pertinence de l’OMC doit toutefois être examinée à la lumière de certaines limites. La principale d’entre elles est le problème du rythme, un phénomène bien connu dans lequel l’innovation technologique progresse trop rapidement pour que la réglementation puisse suivre. Ce problème n’est pas propre à l’OMC ; il existe également dans les contextes législatifs nationaux. Malgré cela, le fait que l’Initiative conjointe de l’OMC sur le commerce électronique finalise actuellement des textes sur les signatures électroniques et les courriers indésirables dans un monde où l’IA, les crypto-monnaies, les jetons non fongibles et les technologies de la chaîne de blocs ne sont pratiquement pas réglementés illustre le risque de s’en remettre exclusivement à l’OMC pour légiférer.
L’OMC semble être le forum logique pour la conclusion d’accords visant à combler ces lacunes politiques.
Deuxièmement, le manque d’universalité des approches normatives de la réglementation de l’IA empêche également une solution multilatérale. En effet, la réglementation de l’IA est intrinsèquement liée aux questions de vie privée, de moralité et de propriété qui diffèrent d’une culture à l’autre. Même les marchés présentant des niveaux de développement similaires, tels que l’Union européenne et les États-Unis, ont adopté des approches radicalement différentes en matière de protection de la vie privée et de liberté d’expression (pensez par exemple au Règlement général sur la protection des données). Et cela ne tient pas compte des intérêts nationaux divergents en matière de libéralisation des échanges. Les pays riches, qui dominent le marché de l’IA, veulent libéraliser le commerce autant que possible. Pour les pays plus pauvres, où les droits de douane restent une source importante de recettes publiques, le calcul est totalement différent.
Malgré ces limites, il n’est pas souhaitable de laisser la réglementation de l’IA se développer exclusivement dans des contextes nationaux ou régionaux. Les questions politiques détaillées ci-dessus exigent des solutions, et d’un point de vue commercial, les solutions multilatérales sont préférables.
Il n’est pas souhaitable de laisser la réglementation de l’IA se développer exclusivement dans des contextes nationaux ou régionaux.
En l’absence de dispositions juridiques contraignantes, qui sont restées largement hors d’atteinte à l’OMC, l’organisation peut malgré tout jouer un rôle actif dans ce domaine. Les règles non contraignantes, les règles informelles et les normes peuvent toujours être introduites à l’OMC, comme elles le sont depuis des années, sans s’appuyer sur le droit contraignant. Cela permettrait aux États d’expérimenter en matière de réglementation de l’IA en fonction de leurs objectifs économiques, sociaux et moraux. Les approches non contraignantes ont fait leurs preuves dans d’autres domaines de la politique internationale et, dans le contexte de l’OMC, elles pourraient servir de « lubrifiant » pour le nombre croissant d’accords de libre-échange ayant un impact sur l’IA ou, de manière plus ambitieuse, d’étape intermédiaire, en vue d’obtenir des engagements contraignants à l’avenir.
Il est essentiel d’agir vite. Alors que la politique est déjà en retard sur la technologie et que l’utilisation de l’IA est appelée à augmenter considérablement dans l’économie réelle, une certaine forme de coordination internationale est nécessaire. À l’heure où la réforme de l’OMC est au centre des préoccupations de nombreux diplomates commerciaux, une approche innovante pour traiter des questions politiques soulevées par l’IA pourrait illustrer la valeur continue de l’organisation.
Que les États choisissent ou non de s’unir pour réglementer l’IA, il est clair que cette technologie est appelée à transformer les industries et les modèles commerciaux. À l’instar du commerce en général, l’IA va générer une forte croissance économique, mais aussi de douloureuses perturbations sur le marché du travail. Face au risque d’aggraver la fracture numérique en restant inactifs, les décideurs politiques doivent veiller à ce que les solutions qu’ils trouveront contribueront à créer une économie mondiale plus durable et inclusive.
Pascal Krummenacher est un expert de la politique commerciale et un ancien responsable de projet à l’Organisation mondiale du commerce.
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