A ship unloads cargo at an industrial port near the water.
Policy Analysis

Sans appel mais pas sans attrait : le règlement des différends de l’OMC sans l’organe d’appel

Le système de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce a parfois été décrit comme le « joyau de la couronne », mais depuis que l’administration Trump a bloqué la nomination des membres de l’organe d’appel, le système est incertain. Robert Howse examine les implications dans la pratique et la probabilité d’une réforme d’ici à la 13ème Conférence ministérielle.

Par Robert Howse on 17 juillet 2023

Le système de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est dans l’incertitude depuis que l’administration Trump a aboli l’organe d’appel en bloquant la nomination de nouveaux membres pour remplacer ceux qui partent à la retraite. L’administration Biden n’a pas renversé les mesures prises par M. Trump, indiquant plutôt que l’avenir du processus d’appel de l’OMC devrait être réexaminé dans le cadre de discussions plus larges sur la réforme du règlement des différends. Certains estiment que les États-Unis ont tout simplement tourné le dos à l’OMC et que, sans organe d’appel, l’avenir d’un ordre de l’OMC fondé sur des règles est sombre. Ce pessimisme a été renforcé lorsque l’administration Biden a explicitement répudié les décisions des groupes spéciaux à son encontre lorsque les responsables commerciaux des États-Unis avaient invoqué la sécurité nationale ; les États-Unis considèrent depuis longtemps, à travers les différentes administrations, que l’exception relative à la sécurité nationale prévue à l’article XXI de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) est en fait déterminée unilatéralement, voire même qu’il est inutile de la justifier.

Lors de la 12ème Conférence ministérielle de l’OMC l’année dernière, au cours de laquelle des progrès ont été réalisés sur une série de questions, y compris les subventions à la pêche, les Membres se sont engagés à mettre en place un système de règlement des différends pleinement opérationnel d’ici à 2024. Pour comprendre ce que l’on peut attendre de ce processus, nous devons examiner la situation actuelle de manière lucide. En outre, notre jugement ne devrait pas être obscurci par une nostalgie excessive des arrangements initiaux perturbés par M. Trump.

La confiance des Membres de l’OMC dans la procédure des groupes spéciaux (l’arbitrage ad hoc de première instance des différends), même en l’absence d’un organe d’appel, montre que le système n’est pas aussi défaillant qu’on le prétend souvent. Les Membres ont continué de soumettre un flux constant de différends à la procédure des groupes spéciaux. Malgré la panique et le désespoir exprimés dans la plupart des commentaires récents sur l’état du règlement des différends, il n’y a pas eu d’analyse rigoureuse de cette évolution frappante. (Au cours de l’année qui a suivi la disparition de l’organe d’appel, les Membres ont pu soumettre des différends en pensant raisonnablement qu’une nouvelle administration américaine prendrait rapidement des mesures pour débloquer l’organe d’appel. Mais cela n’explique pas la récente vague de plaintes).

Les précédents de l’organe d’appel perdurent

Mais un autre fait frappant est la mesure dans laquelle les groupes spéciaux, bien après la disparition de l’organe d’appel, ont suivi sa jurisprudence. Cela peut d’ailleurs expliquer en partie la confiance continue dans les procédures des groupes spéciaux. Une lecture attentive de toutes les décisions des groupes spéciaux depuis la disparition de l’organe d’appel révèle que son absence n’a pas vraiment altéré la valeur de précédent de ses décisions. Ces rapports ont abordé de nombreux domaines différents, des mesures de sauvegarde à la sécurité alimentaire, en passant par les mesures commerciales justifiées par la sécurité nationale. Il y a là une certaine ironie, car ceux qui, à Washington, ont acclamé la destruction de l’organe d’appel par l’administration Trump y ont vu l’occasion de s’affranchir d’une jurisprudence qu’ils considéraient comme une ingérence judiciaire illégitime. Au lieu de cela, afin de ne pas perturber la sécurité juridique qu’offraient les précédents de l’organe d’appel, les groupes spéciaux ont eu tendance à appliquer fidèlement cette jurisprudence, à quelques nuances près. Du moins tels qu’ils ont été résumés par les groupes spéciaux, les arguments des parties aux différends n’ont pas non plus invité les groupes spéciaux à profiter de l’absence de l’organe d’appel pour reconsidérer audacieusement certains de ses précédents, même les plus controversés.

Un autre fait frappant est la mesure dans laquelle les groupes spéciaux, bien après la disparition de l’organe d’appel, ont suivi sa jurisprudence.

Malgré l’absence d’un organe d’appel opérationnel, les controverses quant à la légalité de nouveaux types de réglementations au regard des règles de l’OMC tournent essentiellement autour de l’interprétation de la jurisprudence de l’organe d’appel. L’exemple le plus frappant se trouve dans le cas du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne (UE). Quasiment tous les articles universitaires ou documents de politique générale citent ou s’appuient sur les décisions historiques de l’affaire « crevettes-tortues », dans lesquelles l’organe d’appel a estimé que les mesures unilatérales prises aux fins énoncées à l’article XX du GATT, y compris la conservation des ressources naturelles épuisables, pouvaient en principe être justifiées, à condition qu’elles soient appliquées de manière impartiale, comme l’exige le chapeau (paragraphe du préambule) de l’article XX.

Même si l’avenir de l’examen en appel, et donc des décisions faisant jurisprudence en général, reste incertain, personne ne retourne à des spéculations ouvertes sur la question de savoir si les mesures réglementant les processus et les méthodes de production d’autres pays sont généralement compatibles avec le système commercial multilatéral. Les grandes lignes de la jurisprudence de l’organe d’appel (mais pas nécessairement les petits caractères) font désormais partie de ce que l’on pourrait appeler la constitution informelle de l’OMC. Un bon exemple en est donné par la décision rendue après la disparition de l’organe d’appel dans le différend sur les avocats entre le Costa Rica et le Mexique. Avant d’appliquer les règles juridiques aux faits de l’affaire, le groupe spécial a habilement synthétisé l’approche de l’organe d’appel concernant le critère d’examen au titre de l’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires, comme s’il s’agissait d’un point de départ fondamental pour tout groupe spécial chargé d’interpréter l’accord.

Aller au-delà de la jurisprudence de l’organe d’appel

Ainsi, pour les groupes spéciaux postérieurs à l’organe d’appel, la jurisprudence de l’organe d’appel reste essentielle et fait implicitement autorité. Parallèlement, certains membres de l’OMC expérimentent une forme d’examen en appel ad hoc en utilisant les dispositions relatives à l’arbitrage du Mémorandum d’accord sur le règlement des différends de l’OMC. L’UE et plusieurs autres Membres ont cherché à institutionnaliser cette pratique par le biais de l’Arrangement multipartite concernant une procédure arbitrale d’appel provisoire (AMPA).

Jusqu’à présent, une seule affaire, le différend entre l’UE et la Colombie portant sur les droits antidumping sur les frites congelées, a été tranchée en vertu de l’AMPA, bien qu’une poignée d’autres soient en cours. Un autre appel a été engagé par le biais d’un arbitrage convenu entre les parties, bien que ce ne soit pas en vertu de l’AMPA, et portant sur les exigences relatives aux fabricants locaux pour les ventes de produits pharmaceutiques en Turquie. Dans la première affaire, tout en renforçant largement la jurisprudence de l’organe d’appel, les arbitres ont évolué de manière importante, en donnant vie à une règle spéciale imposant le respect des déterminations juridiques et factuelles des autorités nationales dans les affaires antidumping (article 17.6 de l’accord antidumping). L’organe d’appel avait ignoré cette disposition parce qu’il ne pouvait pas, s’agissant des déterminations juridiques réalisées par les autorités nationales concernant les règles de l’OMC, la réconcilier avec les règles générales du droit international public relatives à l’interprétation des traités. Sur ce point, les arbitres de l’AMPA ont sans doute fait un meilleur travail que l’organe d’appel initial tout en répondant (au moins sur un point particulier) aux préoccupations des États-Unis concernant l’interprétation par l’organe d’appel de la déférence requise à l’égard des autorités nationales dans ce type d’affaires.

Dans le différend sur les produits pharmaceutiques avec la Turquie, l’interprétation de l’exception relative aux marchés publics du GATT, invoquée par la Turquie pour défendre la prescription relative à la localisation de la production, a joué un rôle déterminant. Dans ce cas, les arbitres se sont largement appuyés sur l’approche de l’organe d’appel en matière de marchés publics dans des affaires telles que Canada-Énergie renouvelable, tout en atténuant de manière subtile les aspects étroits et formalistes de la jurisprudence de l’organe d’appel sur cette question. Les arbitres se sont également fait l’écho de la réticence de l’organe d’appel, sans doute à tort, à accepter les justifications de l’article XX pour les exigences de localisation, dans ce cas, comme étant nécessaires à la protection de la santé et de la vie humaines. Dans ces deux différends, à l’instar des groupes spéciaux examinés ci-dessus, les arbitres d’appel sont partis de la jurisprudence antérieure de l’organe d’appel comme fondement constitutionnel de l’interprétation, mais ont fait preuve d’une certaine initiative pour la faire évoluer, ce qui est incontestablement un point positif. Mais il y a une limite claire à la mesure dans laquelle l’arbitrage ad hoc peut ajuster la jurisprudence établie, bien qu’il soit impressionnant que l’AMPA comprenne désormais plus de deux douzaines de Membres de l’OMC, y compris la Chine, le Japon et l’UE.

Un nouveau tribunal d’appel avec une clause de non-participation des États-Unis ?

Tout porte à croire qu’il est peu probable que l’administration Biden adhère à l’idée d’un nouveau tribunal d’appel doté d’une juridiction obligatoire. Comme je l’ai suggéré ailleurs, il faudrait peut-être imaginer un organe d’appel dans lequel tous les Membres de l’OMC n’accepteraient pas la compétence obligatoire habituelle ou dans lequel les États-Unis disposeraient d’une dérogation pour s’en retirer.

Néanmoins, s’il est soutenu par la grande majorité des Membres de l’OMC et institutionnalisé avec un secrétariat au sein de l’organisation, un tel tribunal pourrait largement acquérir la légitimité dont jouissait l’organe d’appel initial. Tout comme les décisions de la Cour internationale de justice sont largement reconnues comme des précédents très convaincants malgré le fait que les États-Unis et de nombreux autres États n’acceptent pas sa compétence dans la plupart des types de litiges, je parie qu’un nouveau tribunal d’appel de l’OMC peut s’accommoder du fait que les États-Unis n’acceptent sa compétence qu’au cas par cas (ou peut-être en émettant une réserve s’appliquant à certains types d’affaires, comme celles traitant de la sécurité nationale ou certains types de différends avec la Chine, par exemple).

La question de l’organe d’appel est liée aux questions de l’application ou du respect des règles, et c’est ce qui est considéré comme menacé par ceux qui s’alarment du comportement des États-Unis.

Pour certains, la position de l’administration Biden, qui refuse d’accepter et d’appliquer les décisions du groupe spécial relatives à la sécurité nationale, signifie une répudiation totale de l’état de droit à l’OMC. La question de l’organe d’appel est liée aux questions de l’application ou du respect des règles, et c’est ce qui est considéré comme menacé par ceux qui s’alarment du comportement des États-Unis dans ce domaine.

Le système initial permettait de prendre des mesures de rétorsion en retirant les concessions commerciales une fois que l’organe d’appel avait confirmé la décision d’un groupe spécial si la partie gagnante ne se conformait pas à la décision dans un délai raisonnable. Mais cet arrangement était loin d’être parfait. Dans les affaires des hormones et des bananes, malgré les représailles exercées par les parties perdante pendant de nombreuses années, la Commission européenne ne s’est pas conformée à la décision. Les représailles elles-mêmes sont un type de recours nuisible, car elles impliquent la réimposition de barrières commerciales. Dans le différend sur les paris en ligne avec les États-Unis, Antigua s’est vu accorder le droit de suspendre les droits de propriété intellectuelle compte tenu du non-respect de la part des États-Unis, mais compte tenu du déséquilibre des pouvoirs entre les deux pays, elle n’a jamais trouvé le moyen d’exercer ce droit. Dans ces différents cas, le non-respect des règles n’a pas déclenché l’alarme quant à la menace d’effondrement du système commercial fondé sur les règles de l’OMC.

D’autres priorités, d’autres tensions

De nombreuses questions sont à l’ordre du jour de l’OMC : le sort du traitement spécial et différencié pour les pays en développement, l’accessibilité du financement des échanges dans un monde où les sanctions financières prolifèrent et dans le contexte des crises de la dette dans le Sud, et l’achèvement de l’accord sur les subventions à la pêche entre autres. La réforme ou le rétablissement de quelque chose qui ressemble aux accords initiaux sur les différends est loin d’être la seule priorité, et étant donné la situation complexe mais pas catastrophique décrite ci-dessus, elle ne devrait pas nécessairement être la première.

La réforme ou le rétablissement de quelque chose qui ressemble aux accords initiaux sur les différends est loin d’être la seule priorité.

Le fait de s’en tirer avec un peu d’expérimentation (comme l’AMPA) a ses avantages. Comme la pandémie l’a montré, il existe des tensions et des défis commerciaux qui doivent être relevés beaucoup plus rapidement qu’un système de règlement des différends en plusieurs phases et à deux niveaux ne peut le faire. Quel aurait été l’intérêt de porter devant les tribunaux des différends concernant les restrictions à l’importation et à l’exportation d’équipements de protection individuelle et de produits médicaux, qui auraient pris jusqu’à trois ans pour passer par le système si l’organe d’appel fonctionnait correctement ? La perturbation des chaînes d’approvisionnement due à la guerre et aux conflits géopolitiques connexes ne semble pas non plus pouvoir être résolue en temps réel par un système de règlement quasi-judiciaire des différends.

En tout état de cause, les États-Unis et d’autres pays s’approvisionnent chez leurs alliés et ont recours à d’autres stratégies de résilience qui peuvent être légitimes et compréhensibles dans les circonstances actuelles, mais qui reflètent un monde différent de celui supposé par les règles actuelles de l’OMC, par exemple en ce qui concerne les subventions. Le fait de soumettre les différends sur ces questions aux règles actuelles risque de créer davantage de tensions et de fragilité dans le système, au lieu de renforcer la sécurité juridique. Il en irait de même si l’on essayait de modifier les règles par consensus, compte tenu du conflit entre les États-Unis et la Chine ainsi que d’autres clivages Nord/Sud sur la politique industrielle et le développement.

Dans le même temps, des résultats positifs ont été obtenus par le biais des tentatives de résolution des différends factuels et scientifiques concernant les obstacles réglementaires en dehors du système de règlement des différends, par exemple par le biais du dialogue réglementaire facilité par le Comité de l’OMC des obstacles techniques au commerce. Enfin, en dépit de l’agitation récente autour de la sécurité nationale, des nouvelles politiques industrielles et de l’approvisionnement chez les pays amis, la majeure partie des échanges mondiaux continue de se dérouler dans le cadre de l’OMC, avec les tarifs consolidés de la nation la plus favorisée et les règles connexes en matière de pratiques et de politiques douanières. Si nous ne lui imposons pas des exigences excessives et si nous acceptons un légalisme imparfait, le système continuera, pour l’essentiel, de faire ce qu’il est censé faire.


Robert Howse est professeur de droit international Lloyd C. Nelson à la Faculté de droit de la NYU. Cet essai s’appuie sur son récent article coécrit avec Joanna Langille, qui a été publié au début de cette année. Voir Howse, R., & Langille, J. (2023, 25 janvier). Continuity and change in the World Trade Organization. American Journal of International Law, 117(1), 1-47. https://www.cambridge.org/core/journals/american-journal-of-international-law/article/continuity-and-change-in-the-world-trade-organization-pluralism-past-present-and-future/C4D2467D46520D4E7C5D1B715D052627

Policy Analysis details

Sujet
Trade
Focus area
Economies