Le filtrage des investissements chinois s´intensifie [1]*

Ces dernières années, le « filtrage » des propositions d’investissement étranger entrant a proliféré[2]. De plus en plus de pays dans le monde ont introduit des processus d’examen de ces propositions, souvent dans des secteurs spécifiques ou au-dessus de seuils spécifiques en termes de valeur ou de proportion de parts, avec la possibilité de rejeter les investissements ou de les autoriser sous conditions. La base de l’examen est de plus en plus liée à la sécurité nationale, bien que des questions d’intérêt public plus larges entrent également en jeu. Plusieurs pays disposant de mécanismes d’examen existants les ont révisés ou remplacés, en élargissant généralement le champ des investissements susceptibles d’être examinés à d’autres domaines ou en abaissant les seuils. Le « retour du filtrage des investissements en tant qu’outil politique »[3] a des implications juridiques, politiques et économiques.

Le filtrage reste en grande partie l’apanage des pays développés – des mécanismes ont été introduits pour la première fois en Australie, au Canada, aux États-Unis, et au Royaume-Uni dans les années 1970 – bien que des changements se produisent également dans les pays en développement. La CNUCED recense 29 juridictions dotées de « lois sur le filtrage des IDE », notamment l’Union européenne, dont le cadre réglementaire régissant (et encourageant) le filtrage des IDE par les États membres est entré en vigueur en 2020. La Commission européenne a récemment identifié que 18 des 27 États membres de l’UE disposent de mécanismes de filtrage en place, trois d’entre eux ayant été introduits en 2021, et cinq pays ne figurant pas sur la liste de la CNUCED[4].

Les pays en développement ayant récemment introduit des mécanismes de filtrage incluent l’Inde (2017)[5], l’Afrique du Sud (2019, bien que l’amendement pertinent ne soit pas encore entré en vigueur) et les Philippines (2022). Des mécanismes établis existent au Mexique, en Russie et en Chine (depuis 2011, avec un système formel d’examen spécifique à la sécurité nationale – remplaçant les lois existantes – créé plus récemment en 2020). De nombreux autres pays, dont le Viet Nam, examinent des propositions de loi visant à introduire le filtrage.

Le ciblage des investissements chinois

Les récents développements et actions en matière de filtrage semblent avoir été dirigés de manière disproportionnée contre les investissements chinois, qui se sont répandus dans le monde entier au cours des deux dernières décennies, l’Europe en recevant la plus grande part. Entre 2000 et 2021, le stock extérieur d’IDE de la Chine a été multiplié par 93, alors que le stock mondial d’IDE a été multiplié par 5,6 sur la même période. Des pays comme l’Australie, le Canada et les États-Unis ont tous connu une augmentation considérable du stock d’IDE chinois entrants, avec un pic des flux entrants en 2016-2017.

Parallèlement au volume important des investissements chinois, l’importance des investissements étrangers réalisés par des entreprises chinoises détenues ou contrôlées par l’État a suscité des inquiétudes en matière de politique étrangère dans d’autres nations, notamment dans des secteurs tels que l’énergie, les ressources et les télécommunications[6]. Ces préoccupations ont été exacerbées par la promulgation en Chine de la loi sur la sécurité nationale en 2015 et de la loi sur le renseignement national en 2017, ainsi que par la stratégie de fusion militaro-civile renforcée, également définie en 2017. Collectivement, ces mesures peuvent permettre la cooptation d’individus et d’entreprises en soutien des objectifs de sécurité nationale et de renseignement de l’État. Mises en œuvre sous la direction de Xi Jinping, ces initiatives ont contribué à la perception croissante de la Chine comme une menace stratégique pour les démocraties occidentales et donc au filtrage accru des investissements chinois en Australie, au Canada, en Europe et aux États-Unis. En particulier, elles ont conduit à des innovations dans la politique de filtrage qui se concentrent sur les investissements dans les technologies, les infrastructures et les secteurs à forte intensité de données personnelles, considérés comme critiques.

Les lois et politiques nationales en matière de filtrage n’identifient généralement pas nommément la Chine. Ainsi, par exemple, une récente ordonnance exécutive des États-Unis fait plutôt référence aux « investissements impliquant directement ou indirectement des adversaires étrangers ou d’autres pays particulièrement préoccupants » pouvant présenter un « risque inacceptable pour la sécurité nationale des États-Unis ». Plus précisément, le décret reprend l’indication de la Loi de modernisation de l’analyse des risques liés aux placements étrangers de 2018 selon laquelle « [u]n facteur à prendre en compte par le Comité des investissements étrangers aux États-Unis [CFIUS] est que des risques pour la sécurité nationale peuvent découler d’investissements étrangers impliquant « un pays particulièrement préoccupant qui a un objectif stratégique avéré ou déclaré d’acquérir un type de technologie critique ou d’infrastructure critique qui affecterait le leadership des États-Unis dans des domaines liés à la sécurité nationale » ».

Que ce soit dans le cadre de mécanismes de filtrage officiels tels que le CFIUS ou par le biais d’autres contextes législatifs, le blocage des investissements chinois devient néanmoins courant dans de nombreux pays. En juin, l’Italie aurait utilisé son mécanisme de filtrage des IDE pour s’opposer à un investissement d’une entreprise chinoise de robotique dans la société italienne Robox. En août, le Royaume-Uni a utilisé sa loi de filtrage récemment révisée pour empêcher la société hongkongaise Super Orange d’acquérir la société de conception électronique Pulsic. En novembre, le Canada a ordonné à trois entreprises chinoises de se départir de certains investissements dans des entreprises de minéraux critiques, à la suite d’examens relatifs à la sécurité nationale conformément aux lignes directrices actualisées de la Loi sur Investissement Canada. Toujours en novembre, l’Allemagne aurait bloqué des investissements chinois dans deux entreprises de semi-conducteurs.

Implications économiques du filtrage

Il est essentiel de comprendre les impacts économiques du filtrage dans le contexte de ces raisons ostensiblement politiques expliquant le filtrage approfondi des investissements chinois entrants. Bien qu’elle soit difficile à vérifier, une hypothèse est que le filtrage effectué par un pays hôte pourrait freiner l’IDE en augmentant les coûts financiers (par exemple, ceux liés à la demande d’approbation), et en générant des retards et de l’incertitude, ce qui peut éliminer la viabilité commerciale d’une proposition.

Les effets du blocage des transactions, qui impliquent non seulement l’investisseur étranger mais aussi la cible d’investissement locale, sont un peu plus faciles à observer que cet effet paralysant. Le fait de bloquer une proposition d’un investisseur étranger dans une société nationale peut conduire cette société à devoir lever des fonds à des conditions moins favorables, aux dépens des actionnaires existants. Un tel effet a été observé après le rejet, par le ministre des Finances australien, d’une proposition du groupe d’investissement chinois Baogang visant à prendre une participation minoritaire dans Northern Minerals Limited.

Une autre issue possible est de ne pas arriver à trouver d’acheteur/de financeur alternatif, ce qui entraîne la liquidation, la perte d’emplois et l’interruption de projets importants, comme cela s’est produit après le retrait de son projet d’acquisition de Probuild par une entreprise d’État chinoise, apparemment en raison de problèmes de sécurité nationale soulevés par le ministre des Finances australien. Cet exemple met en évidence les difficultés liées à la transparence, car l’étude du taux de blocage se trouve compliquée par le fait que les propositions sont souvent retirées avant que le processus de filtrage n’aboutisse à un rejet formel, mais après que l’investisseur ait reçu des indications de ce résultat probable.

Le défi perçu posé par les investissements chinois n’est pas la seule motivation du renforcement des politiques de filtrage. Parmi les autres raisons, citons la numérisation et les préoccupations connexes relatives à la protection de la vie privée, l’importance croissante des chaînes de valeur mondiales et la poursuite de la pandémie de COVID-19. Les réponses des pays aux investissements chinois et à d’autres évolutions économiques et politiques, par le biais du filtrage, peuvent également avoir été modulées par leurs différentes obligations en vertu du droit international des investissements.

Potentiel de recours par des investisseurs chinois en vertu des traités d’investissement

Selon la CNUCED, la Chine détient 106 TBI et 23 autres traités comportant des dispositions relatives à l’investissement en vigueur (collectivement, 129 AII). Parmi ceux-ci figurent, tout récemment, un accord commercial préférentiel (ACP) avec le Cambodge et le RCEP – entre les 10 États membres de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) et cinq des six partenaires de l’ANASE (Australie, Chine, Japon, Nouvelle-Zélande et République de Corée) – tous deux entrés en vigueur en 2022. En outre, l’Union européenne a conclu à la fin de 2020 des négociations avec la Chine en vue de conclure un Accord global sur l’investissement.

Ce grand nombre d’AII, à commencer par le tout premier TBI de la Chine conclu avec la Suède (signé et entré en vigueur en 1982), offre aux investisseurs chinois la possibilité de présenter des recours d’investissement contre les pays qui filtrent les propositions d’investissement chinoises. La couverture du filtrage par les différentes dispositions relatives à l’investissement n’est pas claire car elle dépend dans une certaine mesure, par exemple, de la question de savoir si une obligation donnée s’étend au-delà de la phase de préétablissement (ce n’est généralement pas le cas des dispositions relatives à l’expropriation et au traitement juste et équitable ; ce n’est pas souvent le cas pour les disciplines relatives à la non-discrimination, par exemple)[7]. Toutefois, si l’on peut s’attendre à ce que le filtrage se produise le plus souvent à l’égard d’investissements potentiels, il peut également se produire pour un investisseur existant qui cherche à effectuer une nouvelle transaction, de sorte que les obligations postérieures à l’établissement s’appliqueront. Par ailleurs, des pays tels que l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni ont relativement récemment autorisé le filtrage « rétrospectif », c’est-à-dire que les investissements existants peuvent être filtrés (par exemple lorsque de nouvelles informations apparaissent ou que des circonstances matérielles changent), ce qui augmente le risque de conflit avec les obligations en matière d’investissement postérieures à l’établissement.

Le TBI entre le Canada et la Chine exclut à la fois du RDIE et du règlement des différends entre États les décisions canadiennes concernant l’admission d’un investissement en vertu d’un examen ou d’un examen de la sécurité nationale au titre de la Loi sur Investissement Canada. Cependant, l’arbitrage de Global Telecom Holding c. Canada démontre que même un AII qui semble exclure les décisions relatives à l’investissement étranger (c’est-à-dire les décisions de filtrage) du champ d’application du RDIE (comme le fait le TBI entre l’Égypte et le Canada) peut être considéré comme s’appliquant à une telle décision : dans cette affaire, un refus d’autoriser l’acquisition par une société égyptienne du contrôle des droits de vote d’une coentreprise avec une société canadienne[8].

L’application du filtrage dans le cadre des divers accords relatifs aux investissements conclus par l’Australie avec la Chine représente une autre source d’incertitude juridictionnelle. Bien que le RCEP ne comporte pas de mécanisme RDIE, le TBI signé entre les deux pays en 1988 et l’ACP signé en 2015 autorisent le RDIE dans certaines circonstances. Ce dernier accord (connu sous le nom de « ChAFTA » en anglais) contient peu de disciplines substantielles en matière d’investissement et limite le RDIE au traitement national. Cependant, dans le cadre du TBI, il existe un débat sur la question de savoir si l’autorisation du RDIE concernant « le montant de l’indemnisation payable » en vertu de la disposition sur l’expropriation de l’article VIII peut englober la détermination de la survenue d’une expropriation. En outre, selon une lecture du TBI, les recours RDIE chinois contre l’Australie en vertu de la Convention du CIRDI pourraient s’étendre à la violation alléguée d’un éventail de dispositions[9].

Les pays tels que les États-Unis qui n’ont pas d’AII avec la Chine ne courent manifestement que peu de risques de recours au titre d’un traité d’investissement en ce qui concerne le filtrage des investissements chinois. L’accord « Phase 1 » de 2020 entre les États-Unis et la Chine n’affecte pas le filtrage des investissements étrangers entrants par l’une ou l’autre des parties. Toutefois, d’autres obligations internationales, telles que celles découlant des accords de l’OMC  (par exemple, en ce qui concerne la présence commerciale en vertu de l’Accord général sur le commerce des services [AGCS] ou les exigences de performance en vertu de l’Accord sur les mesures concernant les investissements et liées au commerce) pourraient susciter des préoccupations s’agissant du filtrage par les membres de l’OMC, y compris en ce qui concerne la Chine. Le potentiel d’un différend à l’OMC pourrait dépendre, par exemple, de la portée des engagements pertinents du Membre au titre de l’AGCS et des exemptions à l’obligation NPF.

Conclusions

La montée en puissance de la Chine en tant qu’investisseur étranger important au 21ème siècle, la transformation de son statut politique et économique mondial et l’intensification de sa politique sous la direction de Xi Jinping ont été des moteurs importants – mais pas les seuls – de la propagation et du renforcement du filtrage des investissements, en particulier parmi les démocraties développées. Ces réponses politiques au défi perçu posé par la Chine ont, à leur tour, des implications politiques, économiques et juridiques profondes. Sur le plan politique, elles ont été perçues en Chine comme faisant partie d’une tentative plus large et coordonnée de « contenir la Chine » ; dans certains cas, elles ont contribué à une forte détérioration des relations diplomatiques bilatérales avec la Chine. Sur le plan économique, bien qu’il soit difficile de mesurer l’impact du renforcement des obstacles aux investissements chinois dans les infrastructures essentielles, les technologies et les secteurs à forte intensité de données personnelles, les critiques affirment que les coûts ont été disproportionnés et qu’il existe des moyens plus efficaces de gérer les risques associés aux IDE chinois. Sur le plan juridique, si les mécanismes de filtrage évitent généralement toute discrimination explicite fondée sur l’origine de l’investisseur, l’héritage d’un vaste réseau d’accords internationaux d’investissement crée des risques croissants de litiges internationaux relatifs à des questions de plus en plus controversées d’intérêt national vital.


Auteur(e)s

Phillip McCalman, Professeur d’économie, Université de Melbourne. Laura Puzzello, Professeur associé d’économie, Monash University. Tania Voon, Professeur de droit économique international, Université de Melbourne. Andrew Walter, Professeur de relations internationales, Université de Melbourne.


Notes

[1]* Cet article est en partie élaboré à partir de notre article plus long « Inward Foreign Investment Screening Targets China: Interdisciplinary Perspectives », à paraître dans le Cambridge Journal of International Law (2023). La recherche sous-jacente a été financée par l’Australian Research Council dans le cadre du Discovery Project DP200100639. Nous remercions Marlene Caudillo, Clementine Girard-Foley, Diane Hu, Dean Merriman, Thi Nhung Nguyen et Helen (Hui) Pang pour leur aide précieuse dans la recherche. Toutes les opinions exprimées ici et les éventuelles erreurs sont les nôtres et ne reflètent pas nécessairement celles d’un employeur ou d’une autre entité.

[2] Voir, par exemple, Gertz, G. (2021). Investment Screening before, during, and after COVID-19. Global Perspectives, 2(1). https://doi.org/10.1525/gp.2021.24538

[3] Bonnitcha, J. (19 décembre 2020). Le retour du filtrage des investissements en tant qu’outil politique. Investment Treaty News. IISD. https://www.iisd.org/ITN/fr/2020/12/19/the-return-of-investment-screening-as-a-policy-tool-jonathan-bonnitcha/

[4] Commission européenne. (1er septembre 2022). Rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil : Deuxième rapport annuel sur le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union, p. 9. https://EC.europa.EU/transparency/documents-register/detail?ref=COM(2022)433&lang=fr. Les cinq pays manquants sont Malte, les Pays-Bas, et la République slovaque, la République tchèque et la Slovénie. Contrairement à la CNUCED, la Commission européenne n’inclut pas la Belgique dans la liste des pays disposant de mécanismes de filtrage.

[5] Réglementation de 2017 sur la gestion des changes (transfert ou émission de titres par une personne résidant en dehors de l’Inde) (depuis modifiée et désormais remplacée).

[6] Voir généralement Knight, T., & Voon, T. (2020). The evolution of national security at the interface between domestic and international investment law and policy: The role of China. Journal of World Investment & Trade, 21, 104-139. htthttps://doi.org/10.1163/22119000-12340169doi.org/10.1163/22119000-12340169

[7] Voir Voon, T., & Merriman, D. (2023). Incoming: How international investment law constrains foreign investment screening. Journal of World Investment & Trade, 24, à paraître. https://doi.org/10.1163/22119000-12340253 

[8] Voir Paine, J. (2021). Global Telecom Holding v. Canada: Interpreting and applying reservations and carve-outs in investment treaties. Journal of International Arbitration, 38(4), 533-548.

[9] Voir Voon, T., & Merriman, D. (2022). Is Australia’s foreign investment screening policy consistent with international investment law? Melbourne Journal of International Law, 23(1), 62-113. https://law.unimelb.edu.au/__data/assets/pdf_file/0004/4360072/Voon-and-Merriman-unpaginated.pdf