Une décision très attendue dans une affaire au titre de l’ALENA rejette un recours contre le Canada fondé sur le droit des brevets

Eli Lilly and Company c. le Gouvernement du Canada, CNUDCI, Affaire CIRDI n° UNCT/14/2  

Un tribunal arbitral constitué au titre du chapitre sur l’investissement de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a atteint la phase d’attribution.

Le tribunal a rejeté le recours selon lequel l’annulation judiciaire de brevets constitue une violation de l’article 1110 (sur l’expropriation) ou de l’article 1105 (sur la norme minimale de traitement) de l’ALENA, et a accordé au Canada un montant d’environ 4,5 millions CAD à titre de frais juridiques. Le demandeur a également été condamné à payer les coûts de l’arbitrage d’environ 750 000 USD.

L’arbitrage a été mené au titre du règlement d’arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI), et c’est le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) qui a fourni les services administratifs.

Le contexte et les recours

Le demandeur, Eli Lilly and Company (Eli Lilly), est une entreprise pharmaceutique internationale enregistrée aux États-Unis. Au Canada, les activités commerciales d’Eli Lilly incluent la vente de produits pharmaceutiques exclusifs. C’est le cas du Strattera, utilisé pour le traitement des troubles de l’attention et l’hyperactivité, ainsi que d’un autre médicament psychotrope appelé Zyprexa.

Pour pouvoir breveter une produit pharmaceutique, l’invention sous-jacente doit être originale, non-évidente et utile. Pour évaluer le critère de l’utilité, central au différend, les tribunaux canadiens utilisent de plus en plus la doctrine de la « promesse du brevet ». À ce titre, si une demande de brevet stipule une promesse explicite d’utilité, le brevet sera annulé si ce critère n’est pas satisfait. À l’heure actuelle, l’on assiste à une augmentation significative du nombre de brevets invalidés par les tribunaux canadiens au motif que l’utilité promise n’est pas démontrée.

Les tribunaux canadiens ont annulé le brevet d’Eli Lilly pour le Strattera en 2010, et pour le Zyprexa en 2011. Dans les deux cas, la décision se fondait sur l’incapacité à démontrer adéquatement l’utilité « promise », au titre de la doctrine de la promesse du droit canadien. Après que la cour canadienne de première instance ait rejeté l’appel du demandeur, la Cour suprême du Canada (CSC) a rejeté les demandes d’autorisation d’appels d’Eli Lilly datées de 2011 et de 2013 pour le Strattera et le Zyprexa respectivement.

Le tribunal a été constitué en juillet 2013. Les principaux recours d’Eli Lilly arguaient que le Canada avait violé ses obligations en matière d’expropriation et de la norme minimale de traitement au titre de l’ALENA. L’entreprise réclamait tout de même une indemnisation de 500 millions CDN.

Le tribunal rejette l’objection à la compétence  

Avant toute chose, le tribunal examina l’objection du Canada selon laquelle la plainte portait sur des événements judiciaires survenus au-delà du délai de prescription de trois années imposé par l’ALENA.

Le tribunal remarqua cependant que le délai de prescription des articles 1116(2) et 1117(2) de l’ALENA ne débute que lorsque l’investisseur acquiert pour la première fois connaissance de la violation alléguée. Pour le tribunal, en l’espèce les violations alléguées étaient le rejet par la CSC des autorisations d’interjeter appel en 2011 et 2013. Il détermina donc qu’à ce titre, le délai de prescription n’avait pas expiré.

Le tribunal considère les événements judiciaires comme preuves d’un « changement radical »

Le principal argument d’Eli Lilly était que la doctrine de la promesse constitue un « changement radical » dans le droit canadien des brevets. Le tribunal remarqua qu’il était difficile de convenir qu’il y avait un changement radical « alors que les décisions judiciaires canadiennes ont été rendues sur une période de plus de six ans, et couvrant une variété d’affaires, de la première instance aux appels » (para. 309). Il observa en outre la nécessité de respecter le rôle du judiciaire dans les juridictions de common law.

Le tribunal examina tout de même les allégations d’Eli Lilly selon lesquelles la doctrine de la promesse d’utilité impose trois éléments, s’éloignant radicalement du test classique de l’utilité. Le premier élément est la « norme de la promesse » au titre duquel les examinateurs et juges des brevets cherchent à identifier une promesse dans la demande de brevet. Le deuxième élément porte sur la charge de la preuve qui retombe sur les titulaires de brevets, et au titre duquel les preuves d’utilité comme l’efficacité scientifique et l’utilisation commerciale ne sont pas admissibles si elles ont été générées après la date de dépôt de la demande de brevet. Troisièmement, les évidences obtenues avant le dépôt de la demande ne peuvent être utilisées pour étayer une prédiction valable sauf si elles sont mentionnées dans la demande de brevet elle-même.

S’agissant du premier élément, le tribunal détermina que la norme de la promesse existait déjà dans la jurisprudence canadienne antérieure. Si le tribunal convint que l’approche relative aux preuves obtenues après le dépôt de la demande dans la jurisprudence de la CSC est plutôt « inattendue », il détermina au final que la capacité de la CSC à renverser les décisions de cours inférieures est l’un des aspects des systèmes judiciaires de common law. S’agissant du troisième élément, portant sur les preuves obtenues avant le dépôt de la demande, le tribunal fut convaincu par les éléments présentés par le Canada, notamment des alertes clients émises par le conseiller externe de l’investisseur dans l’arbitrage selon lesquelles il s’agissait d’une évolution progressive du droit canadien. Par conséquent, les faits entourant chacun des trois éléments d’indiquaient pas de modification radicale de l’exigence d’utilité dans le droit canadien.

Le tribunal examine d’autres éléments selon lesquels la doctrine de la promesse d’utilité constitue un changement radical

Malgré les décisions précédentes, le tribunal était conscient du fait qu’Eli Lilly avait affirmé que les trois éléments constituaient une doctrine unique et cohérente, et donc qu’ils devaient être examinés conjointement. Il examina donc d’autres preuves.

Eli Lilly avait présenté deux versions du Recueil des pratiques du bureau des brevets (RPBB). Le RPBB incluait le test de la promesse d’utilité composé de trois éléments dans sa version de 2009, mais pas dans sa version de 1990. Le tribunal remarque cependant que le RPBB n’était pas un document de référence et ne pouvait donc être considéré comme une représentation exacte du droit canadien des brevets.

Le tribunal n’a pas non plus été impressionné par les autres arguments d’Eli Lilly, notamment un examen comparé du droit des brevets dans les trois États parties à l’ALENA, et une attente légitime selon laquelle une fois émis, un brevet ne peut être annulé.

S’agissant de l’argument selon lequel la doctrine de la promesse d’utilité est arbitraire et discriminatoire, le tribunal détermina qu’il était sans fondement. Même si le tribunal acceptait la position d’Eli Lilly sur les normes juridiques applicables, les allégations spécifiques ne seraient pas fructueuses.

Les coûts

Le tribunal remarqua que l’article 40(1) du règlement de la CNUDCI adopte par défaut le principe selon lequel c’est la partie qui succombe qui doit payer les coûts de l’arbitrage, et considéra qu’en l’espèce il n’y avait aucune raison de procéder autrement. Il condamna donc Eli Lilly à payer les coûts de l’arbitrage s’élevant à environ 750 000 USD.

S’agissant des coûts de représentation et d’assistance juridiques, l’article 40(2) du règlement de la CNUDCI accorde au tribunal une grande discrétion pour déterminer une répartition raisonnable. Alors que les frais juridiques d’Eli Lilly s’élevaient à 9 millions USD, ceux du Canada étaient de 5,9 millions CAD. Considérant que le Canada avait gagné sur le fond mais pas sur la question de la compétence, le tribunal conclut – dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire – qu’il était approprié qu’Eli Lilly rembourse au Canada 75 pour cents de ses frais juridiques.

Remarques : le tribunal était composé d’Albert Jan van den Berg (président nommé par le Secrétaire-général du CIRDI conformément à l’article 1128 de l’ALENA, de nationalité néerlandaise), de Gary Born (nommé par le demandeur, de nationalité étasunienne) et de Daniel Bethlehem (nommé par le défendeur, de nationalité britannique). La décision finale du 8 mars 2017 est disponible sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw8546.pdf.

Matthew Levine est avocat au Canada et contributeur du programme Investissement étranger et développement durable de l’IISD.