Loi de conciliation et d’arbitrage : Époque de changement dans la protection des investissements en Bolivie

1. Période néolibérale : échafaudage juridique de la protection des investissements étrangers

Au début des années 1990, le gouvernement bolivien a entamé une période néolibérale. Celle-ci fut marquée par (i) la construction d’un échafaudage constitutionnel et juridique visant à « surprotéger » les investissements étrangers, avec le développement d’un cadre réglementaire et de contrôle propre, et (ii) un processus de purge patrimoniale de l’État, par la privatisation des ressources naturelles et des entreprises stratégiques de l’État, qui sont passées aux mains d’entreprises transnationales.

C’est dans ce contexte que la Bolivie a signé son premier traité bilatéral d’investissement (TBI) avec l’Allemagne le 23 mars 1987, puis avec d’autres pays jusqu’en 2004. Le gouvernement a ainsi conclu un total de 22 TBI[1], dont 21 ont été ratifiés. En 1990, le gouvernement a promulgué la loi relative aux investissements[2], et l’année suivante, la Bolivie a adhéré à la Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères[3] (qui est toujours en vigueur). Puis en 1994, le pays a ratifié la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États (la Convention du CIRDI)[4].

2. Le « processus de changement » : la nationalisation des ressources naturelles, la nouvelle Constitution et son article 320

Le 22 janvier 2006, le Président Evo Morales a entamé son premier mandat constitutionnel, et en parallèle, le « processus de changement » de la Bolivie. L’administration Morales a mis en place une série de transformations dans le domaine des investissements, nationaux et étrangers. Les principaux éléments de cette transformation étaient : (i) le processus de nationalisation des hydrocarbures[5] ; et (ii) l’Assemblée constituante, qui a donné naissance à l’actuelle Constitution politique de l’État (CPE).

S’agissant du processus de nationalisation, il faut souligner que près de dix ans plus tard, la Bolivie a réglé à l’amiable une dizaine de différends, et ne compte qu’une seule sentence arbitrale à son encontre, qui a été exécutée dans un délai de quatre mois. La Bolivie est ainsi devenue le pays qui a réalisé le plus grand nombre de nationalisations au cours des dernières années tout en ayant généré le moins de différends en la matière[6].

S’agissant du processus d’élaboration de la Constitution, la grande représentativité des secteurs sociaux a permis d’adopter une nouvelle vision pour le pays, notamment quant au rôle de l’État dans l’économie, et donc dans les politiques sectorielles relatives aux ressources naturelles et dans le traitement des investissements étrangers. Dans ce contexte, l’inclusion de l’article 320 dans la CPE jette de nouvelles bases pour le traitement des investissements étrangers et pour leur lien avec les investissements nationaux.

L’article 320 prévoit que :

I. L’investissement bolivien sera prioritaire par rapport à l’investissement étranger.

II. Tout investissement étranger sera soumis à la compétence, aux lois et aux autorités de la Bolivie, et nul ne pourra invoquer de situation exceptionnelle ou avoir recours aux relations diplomatiques en vue d’obtenir un traitement plus favorable.

III. Les relations économiques avec des États ou des entreprises étrangères se réaliseront dans des conditions d’indépendance, de respect mutuel et d’équité. Les États ou les entreprises étrangères ne pourront obtenir de conditions plus favorables que celles prévues pour les boliviens.

IV. L’État est indépendant dans toutes les décisions de politique économique interne, et n’acceptera aucune contrainte ou condition sur celle-ci de la part d’États, de banques ou d’institutions financières boliviennes ou étrangères, d’entités multilatérales ou d’entreprises transnationales.

V. Les politiques publiques encourageront la consommation nationale de produits fabriqués en Bolivie.

Cet article a fait l’objet de débats compte tenu de son libellé réputé « atypique » dans le contexte actuel dans lequel persiste la croyance selon laquelle l’investissement étranger, en soi, stimule la croissance économique des États et favorise le développement des pays qui le reçoivent.

L’expérience bolivienne démontre que l’attrait de l’investissement étranger pour lui-même ne génère pas le développement attendu par les pays, et représente au contraire un mécanisme de financement et de transfert des ressources du Sud vers le Nord. Au contraire, dans le cas de la Bolivie, c’est le rôle de l’État comme promoteur d’une économie plurielle inclusive (composée de l’État, du secteur privé, des coopératives et des formes de production communautaires) ainsi que la croissance de la demande intérieure, dans le cadre d’une politique visant à encourager l’investissement étranger et l’investissement public, qui ont permis l’envol de la croissance économique[7], saluée dans différentes organisations et enceintes internationales[8].

L’article 320 de la CPE reprend un principe important des pays latino-américains, oublié compte tenu de l’hégémonie des TBI : le traitement accordé aux capitaux étrangers ne peut pas représenter une discrimination à l’égard des investisseurs nationaux[9]. En Bolivie, l’égalité entre les investissements nationaux et étrangers est reflétée dans le fait que les deux sont soumis à la compétence, aux lois et aux autorités du pays, et qu’il n’est pas possible d’invoquer des circonstances exceptionnelles. L’article 320 représente également les bases du cadre juridique actuel du traitement des investissements, notamment les Lois actuelles de promotion des investissements (LPI)[10] et de conciliation et d’arbitrage (LCA)[11].

3. La loi de conciliation et d’arbitrage

C’est le Procureur général de l’État et le Ministère de la Justice boliviens qui ont été chargés d’élaborer la loi n° 708 du 25 juin 2015, appelée loi LCA. La LCA est le fruit d’un large consensus entre les institutions de l’État, les entreprises publiques et le secteur privé ; elle a été élaborée (i) au titre de la préservation de l’intérêt public et de l’autonomie de la volonté des parties, (ii) en vue d’apporter une sécurité juridique (prévisibilité) tant à l’État qu’à l’investisseur (iii) dans un cadre d’égalité et d’équité entre eux.

La LCA contient plusieurs concepts innovants qui n’étaient pas présents dans l’ancienne Loi d’arbitrage et de conciliation n° 1770, comme par exemple :

  • En matière de conciliation : la procédure de la conciliation est développée, et octroie la pleine valeur juridique au procès-verbal de conciliation ;
  • En matière d’arbitrage : les questions exclues de l’arbitrage ont été étendues[12], une description des étapes de la procédure arbitrale a été rajoutée[13], l’on distingue le siège du lieu de l’arbitrage[14], les prescriptions formelles pour la présentation d’une demande d’arbitrage ont été fixées[15], la fonction d’arbitre d’urgence a été créé[16], l’on a inclut la possibilité de récuser les experts[17], et un régime spécial d’arbitrage des différends relatifs aux investissements étrangers auxquels l’État serait partie a été créé[18], entre autres.

4. Un régime spécial : le différend relatif aux investissements auquel l’État est partie

Au titre de la LCA, tous les différends relatifs aux investissements et impliquant l’État bolivien sont régis par un régime spécial, qu’il s’agisse d’un cas de conciliation ou d’arbitrage. Pour être soumis à ce régime spécial, ces différends doivent remplir au moins trois conditions : (i) le différend doit découler d’une relation contractuelle ou extracontractuelle et ne pas relever d’une catégorie exclue de l’application de la LCA ; (ii) l’État doit être partie au différend ; et (iii) le différend doit porter sur un investissement, aux termes de la définition de la LPI.

Au titre de la LCA, la conciliation et l’arbitrage relatifs aux investissements ont les caractéristiques suivantes :

  • La conciliation et l’arbitrage devront être de nature nationale et avoir pour siège un lieu du territoire bolivien ;
  • Les audiences, la présentation des preuves et d’autres étapes de la procédure pourront avoir lieu en dehors de la Bolivie ; et
  • La conciliation et l’arbitrage ne limitent ni ne restreignent les attributions et les compétences de contrôle et de suivi des entités réglementaires correspondantes et des autorités compétentes.

Dans le cas spécifique des arbitrages relatifs aux investissements étrangers, ils auront les caractéristiques suivantes :

  • Le tribunal arbitral sera composé de trois arbitres ;
  • L’arbitrage sera de droit, et le tribunal arbitral appliquera la Constitution politique de l’État ainsi que les lois et réglementations de l’État plurinational de Bolivie pour se prononcer sur le fond du différend ;
  • Le tribunal arbitral devra au préalable et dans une déclaration distincte, se prononcer sur l’exception d’incompétence ;
  • L’autorité chargée de la nomination et le règlement d’arbitrage applicable seront choisis par les parties d’un commun accord.

5. Vers un nouveau modèle bolivien de traités d’investissement

Une fois que le processus de production normatif sera finalisé et que le cadre constitutionnel et juridique de protection des investissements étrangers sera établi, le Ministère des Relations extérieures devra élaborer un nouveau modèle de traité de protection et de promotion des investissements. Pour que l’État bolivien le considère positif, ce nouveau modèle devra être élaboré dans les limites fixées par le nouveau cadre constitutionnel et juridique et s’éloigner des traités traditionnels de protection des investissements qui accordent aux investisseurs étrangers tout un éventail de droits[19], sans aucune obligation.

Si des pays comme la Bolivie, entres autres, sont à l’origine des changements dans la manière de protéger les investissements étrangers, ce sont également ces pays qui ont lancés les débats qui, il y a peu, semblaient prendre des voies détournées qui avaient à l’époque été reçues par la menace du retrait des investissements. Pourtant, les faux pas à répétition du système de protection internationale des investissements, qui est toujours incapable de répondre de manière adéquate au besoin de sécurité et de certitude juridiques pourtant si nécessaires pour la préservation des intérêts privés comme de l’intérêt public, exigent des États une plus grande attention, notamment de la part de ceux sur qui retomberont les conséquences de leurs propres mesures déraisonnées.


Auteur

Pablo Menacho Diederich est avocat, au bénéfice d’un Master en relations internationales et diplomatie. Il a été Directeur général aux affaires juridiques du ministère des Relations extérieures de Bolivie, Ministre de Défense juridique de l’État et Conseiller de l’Ambassade de Bolivie au États-Unis. Il est actuellement Procureur adjoint de Défense et de Représentation juridique de l’État. Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles du Bureau du Procureur général de l’État, du Ministère des Relations extérieures ou de toute autre institution ou entité bolivienne.


Notes

[1] État plurinational de Bolivie, Ministère des Relations extérieures. (2013). Rapport: Dénonciation et renégociation des traités internationaux pour les mettre en conformité avec la Constitution politique de l’État.

[2] État plurinational de Bolivie. (1990). Loi n° 1182, du 17 septembre 1990. Tiré de http://medios.economiayfinanzas.gob.bo/MH/documentos/LEY_1182_LEY_DE_INVERSIONES.pdf.

[3] Ratifiée au moyen de la loi suivante : État plurinational de Bolivie. (1994). Loi n° 1588, du 12 août 1994. Tiré de http://www.gacetaoficialdebolivia.gob.bo/normas/view/22122.

[4] Dans l’exercice de sa souveraineté, la Bolivie a dénoncé la Convention par le biais d’une note reçue par le Banque mondiale en date du 2 mai 2007. Au titre de l’article 71, la Bolivie a cessé d’être l’un des États parties à la Convention le 3 novembre 2007.

[5] État plurinational de Bolivie. (2006). Décret suprême n° 28701, du 1er mai 2006. Tiré de http://medios.economiayfinanzas.gob.bo/VPC/documentos/decretos/DS_N%C2%BA_28701_NACIONALIZACION_HIDROCARBUROS.pdf.

[6] Procureur général de l’État. (2014). Rapport institutionnel – Gestion 2014, p. 35. Tiré de http://www.procuraduria.gob.bo/images/docs/informepge2015.pdf.

[7] Voir l’État plurinational de Bolivie, Ministère de l’Économie et des Finances. (2014, 21 août). Rapport sur l’économie bolivienne en 2013. Tiré de http://www.economiayfinanzas.gob.bo/index.php?opcion=com_contenido&ver=contenido&id=3299&id_item=646&seccion=269&categoria=1523.

[8] Quispe, A. (2015, 4 février). Comité de reestructuración de la deuda es presidido por Bolivia (Le Comité de restructuration de la dette est présidé par la Bolivie). La Razón. Tiré de http://www.la-razon.com/economia/Eleccion-comite-reestructuracion-deuda-presidido-Bolivia_0_2211378864.html.

[9] Ce principe est intégré aux règles de la Communauté andine (CAN), dans la Décision 24 (Régime commun relatif au traitement des capitaux étrangers et aux marques, aux brevets, aux licences et aux redevances) et dans la Décision 220 (Substitution des Décisions 24 et connexes sur le régime commun relatif au traitement des capitaux étrangers et aux marques, aux brevets, aux licences et aux redevances). Disponibles sur  http://www.comunidadandina.org/Normativa.aspx?GruDoc=07.

[10] État plurinational de Bolivie. (2014). Loi n° 516, du 4 avril 2014. Tiré de http://www.planificacion.gob.bo/marco-legal. Voir Brauch, M. D. (2014, août). Investment Treaty News Quarterly, 5(3), p. 9–12. Tiré de http://www.IISD.org/sites/default/files/publications/iisd_ITN_august_2014_fr.pdf.

[11] État plurinational de Bolivie. (2015). Loi n° 708, du 25 juin 2015. Tiré de http://www.procuraduria.gob.bo/images/docs/LeyArbitraje.pdf.

[12] Id., article 4.

[13] Id., article 48.

[14] Id., articles 54 et 55.

[15] Id., article 86.

[16] Id., article 67.

[17] Id., article 96(IV).

[18] Id., Titre V.

[19] Par exemple le traitement national, la nation la plus favorisée, le traitement juste et équitable, la non-discrimination, le libre transfert, l’interdiction des obligations de performance, le règlement des différends, entre autres.